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27/09/2025

« Le retour de l’émigré (Thissin Iminig) dans mon village : un rituel kabyle entre fête et devoir »

En Kabylie, le retour du fils ou du père émigré est toujours un grand événement. L’attente fébrile se nourrit de l’imaginaire collectif : les poches pleines de billets de banque et les valises débordant de cadeaux suscitent autant d’impatience que de fierté.

Lorsqu’il arrive de France, une délégation composée de frères et de cousins se rend très tôt à la gare pour l’accueillir. On lui apporte aussitôt des habits jugés « dignes » : burnous, pantalon bouffant et chéchia. Dans le passé, il était inconcevable pour un Kabyle de rentrer au village en tenue occidentale. Le respect des traditions imposait de couvrir la tête d’une chéchia ou d’un chèche, et les épaules d’un burnous ou d’une gandoura.

À son arrivée, les youyous des mères, sœurs et belles-sœurs s’élèvent, emplissant l’air d’une joie contenue. Seule l’épouse, par pudeur, ne participe pas à cette effusion. Elle ne figure même pas dans le comité d’accueil, son émotion devant rester discrète. Après quelques instants de repos, père et fils reçoivent voisins et cousins autour d’un café. L’émigré, surtout s’il revient de France, a souvent la charge de remettre de l’argent ou de petits colis envoyés par les autres villageois installés là-bas : il est alors à la fois fils prodigue et messager.

Le rituel des valises

Le soir venu, après le souper, a lieu le moment le plus attendu : l’ouverture des bagages. Devant la famille rassemblée, le fils distribue les présents. D’abord le père, ensuite la mère, puis les sœurs, belles-sœurs, enfants et enfin l’épouse. Les oncles et tantes reçoivent bonbons et coupons de tissu. Puis, à l’écart, le fils confie à son père une liasse de billets. Ému, celui-ci lève les mains au ciel et prononce sa bénédiction :

« Adh’ yâamer Rebbi amourik ! Adhig Rebbi el baraka dhi thakhritik ! Akisser Rebbi akenni thasraddh vavak ! Rouh Ammi anidha thaddiddh edh’lamane ! »

Que la baraka ne quitte jamais ta poche ! Que ma bénédiction te protège ! Que Dieu multiplie ta fortune !

Le fils, les larmes aux yeux, embrasse respectueusement la tête de son père avant de se retirer. La mère, quant à elle, invite discrètement sa belle-fille à rejoindre son mari, conformément à la pudeur kabyle qui interdit à la femme d’entrer dans la chambre avant son époux.

La femme, entre beauté et retenue

Dès l’aube du lendemain, l’épouse se prépare pour honorer le retour de son mari. Elle se fait belle avec des produits traditionnels : thazoult pour les yeux, agoussim (écorce de noyer) pour la bouche et les dents, henné pour souligner les sourcils. Elle choisit dans sa caisse décorée aux motifs berbères ses plus beaux foulards (imendiale), ses bijoux en argent et ses robes les plus éclatantes. Ainsi parée, elle rejoint la famille, rougissante et intimidée. Sa belle-mère l’admire, ses belles-sœurs la félicitent parfois avec une pointe de jalousie.

L’absence du mari a souvent placé la femme kabyle dans une situation de quasi-veuvage, contrainte au silence et à la discrétion. Les quolibets des voisines – insinuant que l’homme a refait sa vie en France – ne manquent pas de la blesser. Mais elle endure en silence, car ses beaux-parents détiennent un pouvoir redoutable : celui de la répudier sans même consulter leur fils.

Imensi Iminig : le repas de l’émigré

Durant deux ou trois jours, le fils émigré profite d’un répit. Il parade en burnous blanc de la Djemâa à la maison. Le jour de marché, il accompagne son père pour acheter viande, sucre, café et légumes rares. Le soir, la famille prépare alors Imensi Iminig, le grand dîner de l’émigré : un couscous parfumé, agrémenté de viande et de légumes frais. Oncles, tantes et filles mariées sont conviés. On mange dans de grands plats de terre ou de bois, hommes et femmes séparément. Il n’y a pas de dessert ; les fruits, s’il y en a, sont cueillis et partagés aussitôt.

À la fin du repas, le père, caressant ses moustaches, lance à son fils :

- « Les oliviers de Thaghzout attendent d’être bêchés. Il faudra t’y mettre avant les premières pluies. »

Message clair : il est temps de quitter le burnous immaculé et de reprendre les travaux des champs.

Le retour à la terre

Dès le lendemain, l’émigré redevient paysan. Il s’investit sans relâche dans les travaux agricoles, soucieux de ne pas décevoir son père. Sa femme, elle, soigne sa toilette mais poursuit les tâches domestiques. Si sa belle-mère l’autorise à accompagner son mari au champ, elle se charge volontairement des fardeaux les plus lourds : fagots, herbes fraîches, bottes de foin.

Sur le chemin du retour, on la voit courbée sous le poids, tandis que son mari, la hache sur l’épaule, chevauche l’âne. Mais loin d’en souffrir, elle éprouve un sentiment de bonheur intense : le bois, le foin, la récolte, tout cela est à elle, pour son foyer. Et surtout, elle n’est plus seule : elle marche aux côtés de son mari, « Vou-chlaghem ».

Le bonheur au féminin

Pour la femme kabyle, le bonheur ne se résume pas à l’amour conjugal. Il réside aussi dans l’utilité : servir sa famille, honorer ses beaux-parents, incarner le modèle de la travailleuse discrète et respectée. Par sa réputation, elle assure le prestige de ses deux lignées, celle de son mari et celle de ses parents.

Malgré les contraintes, elle accepte son destin avec dignité et voue à l’homme un respect sans bornes. Dans les chants kabyles, nul éloge n’est plus vibrant que celui dédié à l’homme : sa prestance, son courage, sa force. « Thamattouth yesser wergaz, kra our tsitskhass » : une femme protégée par un homme est à l’abri. Sans lui, elle n’a pas de vie sociale. Son bonheur suprême est de vivre auprès de son mari et de ses enfants, même au prix des vicissitudes que la vie lui impose.


Source : Quelques Us et Coutumes de Kabylie, recueil inédit de Youcef AIT-MOHAND, Béjaïa, octobre 2011.