24/09/2025
Mohamed Haroun et le Mouvement amazigh des années 70-80 : itinéraire d’un homme, miroir d’une génération
Introduction
Il existe des destins qui, à eux seuls, condensent les blessures, les espoirs et les luttes d’une génération entière. Celui de Mohamed Haroun, fils de Chahid, étudiant brillant devenu prisonnier politique pendant plus d’une décennie, est de ceux-là. Son parcours individuel, jalonné de pertes familiales, de désillusions, mais aussi d’un engagement tenace pour la liberté et l’identité amazighe, reflète à bien des égards l’histoire tourmentée de l’Algérie post-indépendance.
Dans les années 1970 et 1980, au moment où l’État algérien, sous Houari Boumediène puis Chadli Bendjedid, cherchait à consolider son autorité par une politique d’uniformisation linguistique et culturelle, une jeunesse amazighe montait au créneau pour défendre sa langue, son histoire et son identité. Cette revendication, souvent réduite par le pouvoir à une menace séparatiste, se heurtait à une répression systématique. C’est dans ce contexte que Mohamed Haroun, par son militantisme, ses écrits et sa résistance, devint une figure emblématique, même si son nom resta longtemps occulté des récits officiels.
À travers son témoignage, nous relisons non seulement le parcours d’un homme, mais aussi la mémoire d’un mouvement - celui de la cause amazighe dans l’Algérie indépendante.
I. Une enfance marquée par la guerre et la perte
Mohamed Haroun voit le jour le 13 avril 1944 à Tifrit, un village de Kabylie. L’Algérie est alors encore colonie française, et la guerre de libération éclatera dix ans plus tard. Son père, connu sous le nom de guerre de « sergent Tahar », meurt les armes à la main en 1958. Enfant, Haroun est donc marqué très tôt par la violence et le sacrifice.
La guerre ne lui enlève pas seulement son père : deux de ses sœurs meurent de misère, conséquences indirectes mais bien réelles du conflit. Sa mère, laissée seule avec trois enfants, survit avec de maigres allocations de veuve de chahid : 540 DA par trimestre, une somme dérisoire face aux besoins quotidiens. Plus tard, elle trouvera la mort dans un accident de circulation alors qu’elle se rendait à Lambèse pour voir son fils en prison — tragédie supplémentaire dans une vie où les pertes familiales se confondent avec l’histoire du pays.
Cette enfance endeuillée forge en Mohamed Haroun un rapport singulier à la mémoire et au combat. Fils de Chahid, il se sent investi d’une responsabilité : celle de poursuivre, à sa manière, le combat pour la dignité et la justice.
II. Un parcours scolaire exceptionnel malgré la pauvreté
Les débuts scolaires de Mohamed Haroun sont tardifs et atypiques : il entre à l’école à 11 ans, dans un camp militaire français. Mais ce retard n’empêche pas une ascension fulgurante. Élève brillant, il réussit à franchir trois classes en une seule année : CM1, CM2 et fin d’études.
Orienté ensuite vers le Collège d’enseignement technique (CET) d’El-Eulma, il parcourt quotidiennement sept kilomètres à pied pour assister aux cours. En 1967, il prépare un CAP d’ajusteur au CNET de Sidi-Aïch et obtient le diplôme avec la meilleure note. Plus tard, il décroche un Brevet de Maîtrise et un Bac technique au lycée de Dellys, avant d’intégrer la Faculté centrale d’Alger, en sciences exactes.
Passionné par la physique, il rêve d’étudier la conception du laser. Parallèlement, il fréquente l’Observatoire de Bouzaréah pour s’initier à l’astronomie, tout en consacrant une partie de son temps à la recherche sur la langue amazighe. Il correspond avec Mouloud Mammeri, directeur du CRAPE (Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques), figure tutélaire du mouvement culturel amazigh.
Tout semblait annoncer un avenir brillant, partagé entre sciences, culture et recherche. Mais ce parcours sera interrompu par son arrestation, le 5 janvier 1976.
III. La désillusion post-indépendance : de l’espoir à la révolte
Comme beaucoup d’Algériens de sa génération, Mohamed Haroun accueille l’indépendance de 1962 avec espoir. Mais très vite, la réalité déçoit. L’État indépendant, loin de reconnaître les sacrifices consentis par les familles de Chouhadas, marginalise leurs enfants. Haroun raconte avoir dû supplier le maire pour intégrer en 1963 le centre d’enfants de Chouhadas de Bir-Lahrach. Plus tard, au CNET de Sidi-Aïch, il se voit refuser une bourse et doit payer une pension onéreuse alors que sa famille vit dans la précarité.
Les humiliations se succèdent : un surveillant du lycée technique de Dellys lui lance un jour qu’« un pauvre n’a pas le droit d’étudier ». Derrière ces mots blessants, Haroun perçoit une réalité plus vaste : l’indépendance a profité à une élite bureaucratique, souvent éloignée des valeurs du serment des martyrs.
Cette désillusion nourrit sa révolte. Elle l’oriente vers la recherche d’une autre forme de justice, à travers la défense de son identité amazighe, alors niée par le pouvoir.
IV. Le mouvement amazigh dans les années 70 : contexte et enjeux
Pour comprendre l’engagement de Mohamed Haroun, il faut replacer son parcours dans le cadre du mouvement amazigh des années 1970.
Sous Houari Boumediène, l’Algérie indépendante adopte une politique d’arabisation massive, destinée à renforcer l’unité nationale. Le berbère est considéré comme un dialecte local, sans valeur académique, et reste exclu de l’école et des institutions. Cette politique marginalise non seulement la langue, mais aussi une part de l’identité et de l’histoire du pays.
Dans ce contexte, des intellectuels amazighs, au premier rang desquels Mouloud Mammeri, mènent un travail de recherche et de préservation. Ses cours sur la littérature berbère, ses publications et ses conférences deviennent des foyers de mobilisation. Mais le pouvoir veille, interdit, et réprime.
La décennie 1970 voit émerger des revues clandestines, des cercles culturels et politiques, où la revendication amazighe se mêle à une critique plus large de l’autoritarisme d’État. C’est dans cette effervescence que s’inscrit l’action de Mohamed Haroun.
V. L’engagement de Mohamed Haroun
Après ses années d’étudiant, Mohamed Haroun s’engage dans un militantisme d’abord culturel. Il participe à la création de la revue Itij (« le Soleil »), publiée en tamazight en Algérie. Cette revue, rare initiative éditoriale de l’époque, attire rapidement l’attention des autorités, qui y voient une menace contre l’unité nationale proclamée par l’État.
Face à la répression, Haroun et ses camarades décident de ne pas se replier. Avec d’autres militants, il contribue à la fondation de l’Organisation des Forces Berbères (OFB), une structure clandestine à la fois culturelle et politique. L’OFB édite une revue politique, Athmaten (« Les Frères »), qui circule sous le manteau et propage des idées de reconnaissance identitaire, de justice sociale et de liberté.
L’activité militante ne se limite pas aux publications. Le groupe distribue des tracts dans les universités et les lycées, cherchant à éveiller la conscience amazighe et à encourager une résistance à l’assimilation forcée. La réponse des autorités est brutale : arrestations, surveillance, intimidations.
Pour Haroun, cette spirale répressive renforce l’idée que la violence, bien qu’ultime recours, devient parfois inévitable. « La violence est un ultime recours pour tout combat », dira-t-il plus tard, exprimant ainsi la radicalisation progressive d’une génération de militants déçus par l’Algérie officielle.
VI. Arrestation et détention : onze ans et demi à Lambèse
Le 5 janvier 1976, la vie de Mohamed Haroun bascule. Alors qu’il se trouve au restaurant universitaire d’Alger, il est arrêté vers 20 heures par des agents de la Sécurité militaire. Emmené dans un véhicule banalisé, puis transféré dans un fourgon blindé plongé dans le noir, il est conduit dans un lieu secret où il subit interrogatoires et tortures.
Présenté devant la Cour de sûreté de l’État à Médéa, il ne bénéficie d’aucun véritable procès. Son avocat, commis d’office, est incapable de le défendre. Le verdict tombe : prison à perpétuité.
Haroun est incarcéré à la prison de Lambèse, établissement tristement célèbre. Pendant onze ans et demi, il endure des conditions de détention éprouvantes. Les premières années sont marquées par l’isolement, la privation et la tentative de le faire passer pour fou. Pendant près de deux ans, on cherche à briser sa santé mentale.
Mais Haroun résiste. Il transforme l’enfermement en un temps d’étude et d’apprentissage. Il lit sans relâche, en français, en arabe, en anglais et même en espagnol. Il continue clandestinement ses recherches sur la langue amazighe, convaincu que ce savoir servira un jour. La prison, lieu de déchéance pour beaucoup, devient pour lui une école de persévérance et un terrain de résistance intellectuelle.
VII. Le mouvement amazigh des années 80 : parallèle avec l’expérience de Haroun
Tandis que Mohamed Haroun croupit à Lambèse, à l’extérieur l’Algérie connaît des bouleversements. En avril 1980, la Kabylie se soulève lors du Printemps berbère. Le détonateur en est l’interdiction par les autorités d’une conférence de Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle ancienne à l’université de Tizi-Ouzou. Des manifestations massives éclatent, réprimées dans le sang.
Ce moment marque une étape décisive dans le mouvement amazigh. Pour la première fois, une contestation ouverte et organisée défie le pouvoir sur la question identitaire. Des étudiants, des enseignants, des intellectuels prennent le relais de la génération des militants emprisonnés comme Haroun.
Le parallèle est frappant : alors que le nom de Mohamed Haroun est effacé des médias et de la mémoire publique, son expérience résonne avec les revendications portées dans la rue. Sa détention symbolise la continuité d’un combat qui, des années 1970 aux années 1980, prend différentes formes mais poursuit le même objectif : la reconnaissance de l’amazighité dans l’Algérie indépendante.
Le Printemps berbère, en écho à l’itinéraire de Haroun, montre que malgré la répression, une identité niée ne disparaît pas. Elle resurgit, portée par de nouvelles générations, renforcée par le sacrifice de celles qui les ont précédées.
Parfait
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