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27/09/2025

Les rites funéraires en Kabylie : étude ethnographique d’une tradition villageoise

Introduction

En Kabylie, région montagneuse du Nord de l’Algérie, la mort ne constitue pas seulement un événement individuel mais un fait social total, mobilisant la parenté, le voisinage et les structures communautaires traditionnelles. L’annonce d’un décès, la prise en charge du corps, la veillée funèbre, l’enterrement et les cérémonies postérieures obéissent à un rituel codifié qui révèle à la fois la continuité des traditions locales et leur ancrage dans la pratique islamique.
Cet article propose une description ethnographique des pratiques funéraires observées dans un village des Ath Wacif, en Kabylie, à travers le cas du décès d’un notable local, El Hadj Mohand, dont les funérailles illustrent la dimension collective et symbolique de ces rites.

L’annonce et l’organisation communautaire

L’annonce du décès se diffuse rapidement dans la communauté, portée par des formules rituelles empreintes de piété :

  • « El Hadj Mohand yabouddh laâfou Errebi svah agui ! » (El Hadj Mohand est mort ce matin !)

  • « Ath yerhem Rebbi ! Ghass yassaweddh, Ouallah ar’dhargaz el âali ! » (Que Dieu lui accorde Sa miséricorde. C’était un homme de valeur !)

L’aîné de la fratrie assume immédiatement la direction des préparatifs, tandis que les autres fils s’occupent des commissions destinées au dîner de la tombe (Imensi ouzekka). Le sacrifice d’un mouton et la préparation du repas marquent le rôle central de la solidarité familiale et villageoise dans la gestion de la mort.

L’organisation des funérailles mobilise également les institutions communautaires : le Tamen (chef de village) et l’Amine (responsable religieux et administratif) assurent la coordination entre familles et délégations extérieures. Les alliances et amitiés inter-villageoises sont activées dans le cas du décès d’un homme, illustrant la fonction sociale du rite comme moment de renforcement des réseaux de solidarité.

La toilette mortuaire et la veillée funèbre

La préparation du corps, confiée à des laveurs spécialisés, obéit aux prescriptions islamiques : toilette rituelle, linceul blanc (kafan), dépôt sur le brancard (Enâache), orienté vers l’Est.

La veillée funèbre constitue un temps fort de sociabilité religieuse et communautaire. Après la prière du Maghreb, les condoléances sont présentées collectivement. La soirée alterne entre lectures coraniques assurées par les marabouts et chants de dikr interprétés par les khwans, soulignant la continuité entre piété musulmane et tradition locale. La distribution d’un repas aux veilleurs témoigne de l’hospitalité rituelle et de la valeur symbolique de la nourriture partagée en contexte de deuil.

L’enterrement : cohésion et hiérarchie

Le lendemain matin, le creusement de la tombe est organisé par l’Amine, qui établit un registre de présence et sanctionne les absents. Cette pratique souligne le caractère obligatoire et communautaire de la participation aux funérailles.

L’enterrement proprement dit se déroule après la prière du Dohr. Le cortège funèbre, rythmé par la chahada récitée collectivement, traduit l’unité spirituelle du groupe. La prière funéraire (Salat al-janaza) se pratique debout, conformément à la tradition islamique. L’inhumation est suivie de la récitation de la Fatiha et de la formule rituelle « Dayem Rebbi » (Éternité à Dieu).

Le rôle des enfants du défunt, porteurs symboliques du cercueil, manifeste la transmission intergénérationnelle et la reconnaissance publique de la lignée.

Les cérémonies postérieures et la mémoire du défunt

Les rites funéraires kabyles ne s’achèvent pas le jour de l’enterrement. Dès le lendemain, la famille distribue nourriture et victuailles aux passants venus au cimetière. Au quarantième jour, une cérémonie d’importance est organisée : la tombe est réaménagée et une nouvelle prière collective réunit les proches et les alliés. Dans la croyance kabyle, ce rite marque l’entrée définitive du défunt dans le royaume des morts.

Discussion

L’analyse de ces pratiques met en lumière plusieurs dimensions :

  1. Une articulation entre islam et tradition locale : les prières et la toilette rituelle relèvent directement de la pratique islamique, mais des éléments spécifiques (distribution alimentaire, quarantième jour) ancrent le rituel dans la culture kabyle.

  2. Un rôle central de la communauté villageoise : la mort est l’affaire de tous, et la participation est à la fois religieuse, sociale et obligatoire.

  3. Une fonction de cohésion et de mémoire : les funérailles renforcent les liens entre lignées, affirment les alliances inter-villageoises et assurent la continuité entre vivants et morts.

Ces rites apparaissent comme des moments de forte densité symbolique où s’articulent foi, solidarité et identité collective.

Conclusion

Les funérailles kabyles témoignent d’un système rituel complexe où se conjuguent prescriptions religieuses islamiques et héritage coutumier. Au-delà du deuil individuel, elles constituent un acte social et identitaire qui réaffirme la cohésion de la communauté et perpétue la mémoire des ancêtres. L’étude ethnographique des pratiques funéraires en Kabylie éclaire ainsi la manière dont une société conjugue tradition, religion et solidarité pour donner sens à la mort et à la continuité de la vie collective.


Source : Youcef Ait-Mohand. Quelques Us et Coutumes de Kabylie. Recueil non publié, Béjaïa, octobre 2011.