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26/09/2025

"Thimechret" dans mon village

Pour conjurer le mauvais sort qui plane sur le village, il n’existe qu’un seul remède : une grande Thimechret.
L’Amine réunit alors l’assemblée des villageois et leur explique la nécessité de ce sacrifice :

- "Aken th’oualam al ghachi assougassa el ghella oulach. Assassène netmourth ouaqila tsounagh. Iouakène adhaghdamakthine illaqagh thimachret. Koul yiouene adyafk khamssine teryaline bla mateskine ouarach our’nâadara âachra snine. Yal tamène adyajmagh idhrimène n’ouedhroumis. Idhrimene adhiline gher lamine alama dhasmi aradnagh izgarèn aranazlou n’chaallah !"

- "Comme vous le constatez, honorables citoyens, cette année nos récoltes sont mauvaises. Je crains que les Saints Gardiens de notre village ne nous aient oubliés. Pour nous rappeler à leur mémoire, un sacrifice devient indispensable. Chaque habitant donnera cinquante sous, à l’exception des enfants de moins de dix ans. Chaque tamène collectera l’argent de son adhroum et remettra le tout à l’Amine, qui le conservera jusqu’au jour de l’achat des bœufs à sacrifier, si Dieu le veut."

La collecte

En une dizaine de jours, une somme conséquente est réunie.
Les familles aisées, soucieuses de contribuer davantage, donnent plus que la somme demandée - que Dieu les récompense au centuple. Les autres, bien que modestes, tiennent aussi à honorer leur quartier et leur tamène. Car Thimechret, c’est sacré. Et puis, le Kabyle tient beaucoup à sa fierté. Il aime répéter :

- "Ouryili ounagarrou dhagnagh"

- "Qu’aucun de nous ne soit dernier dans l’accomplissement de son devoir."

Le choix des bœufs

Le jour du marché, l’Amine et les teman délèguent l’achat à quelques connaisseurs. Ceux-ci reviennent triomphants avec trois magnifiques bœufs.
Attachées sur la place centrale, les bêtes attirent petits et grands. Les enfants, fascinés mais intimidés par leurs cornes impressionnantes, tournent autour en riant. Les hommes, eux, s’approchent avec sérieux, tâtonnant cuisses et côtes, lançant des remarques savoureuses de fins connaisseurs :

- "Arwane, zediguith, aksoum n’sene adh’yilqiq. N’chalallah thimechret agui adawi lahna i thadarth !"

- "Regardez ces bêtes ! Leur viande sera tendre. Cette Thimechret apportera la bénédiction au village".

La préparation

Dans l’après-midi, l’Amine convoque à nouveau l’assemblée pour fixer la date du sacrifice et répartir les tâches.
Chaque Adhroum doit désigner quatre ou cinq hommes robustes pour s’occuper de la boucherie (égorgement, écorchage, découpe). D’autres iront chercher l’eau nécessaire dans des fûts mis à disposition, pendant que les enfants cueilleront des fougères (ifilkou) à Amalou, sur lesquelles seront déposés les quartiers de viande. Les autres villageois resteront disponibles pour toute tâche supplémentaire.

Le jour de Thimechret

Au petit matin, les bœufs sont conduits à l’abreuvoir, tandis que les bouchers de circonstance affûtent haches et couteaux.
L’aire de battage (annar), choisie comme lieu du sacrifice, est noire de monde. Les hommes, abandonnant travaux et pâturages, sont tous présents : Thimechret vaut bien un jour de repos.

Sous les regards graves des anciens assis en cercle, l’imam adossé au grand frêne, les bêtes sont mises à terre. D’une voix vibrante, l’homme qui manie le couteau prononce : « Bismillah, Allahou Akbar ». La lame tranche d’un geste net et le sang jaillit. Après quelques soubresauts, la bête s’affaisse, devenue simple chair et os, prête à être dépecée.

Le partage

Les coups de hache résonnent au loin. Le travail est rude, mais l’Amine veille à l’équité. Les fougères fraîchement cueillies sont étalées, et chaque quartier de viande est déposé avec soin.
Aucun détail n’échappe à sa vigilance :

- "Attention, ce tas n’a pas de foie ! Celui-ci a deux parts de bifteck ! Corrigez !"

Chaque Tamène vérifie scrupuleusement les parts destinées à son Adhroum. Ainsi, nul n’est oublié : la répartition se fait en fonction du nombre d’âmes dans chaque foyer. Les têtes, pieds et peaux sont vendus au plus offrant, et l’argent alimente la caisse commune du village.

La prière et la fête

À la fin de la journée, la satisfaction est générale. Tous ont reçu leur part. L’imam récite des prières pour les donateurs, pour les émigrés, pour le village tout entier, sans oublier les morts.
Le soir venu, toutes les marmites du village chantent de joie. La viande emplit les foyers et les cœurs se réchauffent.

Thimechret, c’est bien plus qu’un sacrifice : c’est la solidarité, la convivialité, la mémoire des aïeux.
Et pour nous, enfants du village, elle reste un souvenir ineffaçable.

Ah, nostalgie… quand tu nous tiens !


Source : Quelques Us et Coutumes de Kabylie, Recueil de Youcef AIT-MOHAND, Béjaïa, octobre 2011.

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