Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26/09/2025

Nana Tatou ou Sekoura El Mouloud

Nana Tatou occupe une place unique dans mon cœur. Elle était l’épouse de mon oncle, parti en France pour ne plus jamais revenir. Pour mes sœurs et moi, elle fut une seconde mère.

Je revois encore Nana, tirant de son Ichiwi - ce sac dans lequel ses frères déposaient, à chacune de leurs venues du lointain Chéliff, des douceurs et de menus présents - des bonbons et des gâteaux qu’elle nous offrait sans rien garder pour elle. Même le morceau de viande que sa marâtre lui donnait pour accompagner son couscous du soir, elle le cachait dans les plis de sa robe pour nous l’apporter. Mon enfance fut illuminée par cet amour généreux et discret, cette attention de chaque instant.

Quand je me bagarrais avec les enfants du quartier, elle déployait mille ruses pour que je sorte vainqueur. Pour Youcef, elle aurait défié toutes les mères du village. Mais celles-ci, connaissant son tempérament, n’osaient jamais l’affronter. Elles se contentaient d’essuyer les larmes de leurs rejetons, les hissant sur leurs dos pour rentrer chez elles, en murmurant timidement :

- "Ayene a Sekoura ?"

- "Pourquoi Sekoura ? "

Nana, fière et indifférente, ne daignait même pas répondre à leurs plaintes.

Sekoura El Mouloud portait son nom avec panache. Droite, fière, le verbe franc et mordant, dotée d’une force prodigieuse, elle impressionnait par sa stature. Durant sa longue existence, elle ne connut qu’une seule visite chez le médecin. Toujours disponible, elle ne rechignait devant aucun travail des champs, aussi pénible fût-il, malgré son handicap : une main droite sans doigts, avec laquelle elle avait appris à vivre sans se plaindre. Mon père la respectait profondément. Lorsqu’il revenait de Mendès, il n’ouvrait sa valise - ce rituel tant attendu - qu’en sa présence, au grand dam de mes sœurs et moi.

Mais Nana n’était pas seulement courageuse : elle était aussi une conteuse incomparable. Les soirs d’hiver, blottis sous une lourde couverture de laine ou assis autour du feu, nous l’écoutions narrer, d’une voix habitée, les belles histoires de notre patrimoine : Zalgoum, la vache des orphelins, Ali Vouthloufa… Elle savait y glisser des improvisations malicieuses qui nous faisaient rire aux éclats.

Nana était une grande Dame. Les blessures et les drames qui marquèrent sa vie n’entamèrent jamais son caractère volontaire et combattif. Elle affrontait la fatalité avec philosophie, répétant souvent :

- "C’est la volonté de Dieu, qu’Il en soit glorifié".

Elle vécut parmi nous, partageant sincèrement nos joies et nos peines. Rarement elle évoquait son mari ou son fils qui l’avaient abandonnée, si ce n’est pour s’en moquer ou les vouer aux gémonies.

Nana Tatou s’éteignit avec le siècle, le 31 décembre 1999, à l’âge de 97 ans.

Et parce qu’elle répétait souvent qu’elle n’aurait échangé pour rien au monde une seule semelle de Ahmed contre toute sa fratrie, le hasard - ou la Providence - voulut que sa sépulture fût choisie tout près de celle de son frère bien-aimé, celui qui fut son véritable protecteur.

Que Dieu les accueille tous deux dans son vaste Paradis.


Source : Ma vie ou mes souvenirs. Recueil non publié de Youcef Aït-Mohand, Béjaïa, octobre 2011.

Les commentaires sont fermés.