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26/09/2025

Ma mère, Zahra N’Aomer

Sous l’ère coloniale, la mortalité infantile décimait les familles indigènes pauvres. Les rares enfants qui survivaient en ces temps de misère le devaient davantage à une impitoyable sélection naturelle qu’aux soins médicaux, presque inexistants. Les premières vaccinations n’arrivaient qu’à l’école, bien tardivement, quand déjà tant de petits avaient succombé.

Pour me protéger des maladies comme du mauvais œil, ma mère recourait à mille stratagèmes. Elle m’entourait d’amulettes et de sachets emplis de potions mystérieuses. Le moindre hoquet, la plus légère sueur déclenchait chez elle l’alerte générale : pas un souffle de vent ne devait m’atteindre. Jusqu’à mes quatre ans, elle me refusa le bain, si bien qu’une croûte noirâtre recouvrit ma tête. Mais pour elle, ce n’était pas de la crasse. Elle l’appelait avec une tendresse mêlée de superstition : l’emplâtre des anges - Thajvirth el’malayek.

Si ma mère se montrait si excessive, c’est qu’elle portait en elle une blessure ancienne. Dans sa jeunesse, elle avait perdu son unique frère, Mouloud, brûlé vif à Marrakech dans la maison de son oncle Kaci, capitaine de l’armée française au Maroc. Ce frère tant aimé, ce seul héritier de la famille, avait disparu tragiquement. Depuis ce jour, Zahra vivait hantée par la peur de revivre une telle perte. Moi, son fils Youcef, je représentais désormais l’unique héritage de la lignée. Alors elle me couvait avec une vigilance farouche, incapable de me laisser lui échapper.

Cette peur, nourrie par le souvenir de Mouloud et par la carrière militaire de son oncle Kaci, rejaillit plus tard dans notre vie familiale. Lorsque mon père m’inscrivit à l’École des cadets militaires de Bouzaréah, un violent conflit éclata entre eux. Pour mon père, cette inscription représentait une chance et un honneur. Mais pour ma mère, encore traumatisée par la guerre et marquée par le destin militaire de son oncle, c’était une condamnation. Elle refusa catégoriquement que son fils unique, déjà surprotégé, suive cette voie. Ce désaccord profond engendra une fracture qui ne se referma jamais vraiment entre mes parents.

Quand je commençai à sortir jouer, toujours sous la surveillance de Nana, ma mère, à mon retour, abandonnait aussitôt ses occupations pour m’offrir une tétée généreuse. Elle m’allaita jusqu’à sa dernière goutte de lait. Tous les jeux au-delà des limites du village m’étaient interdits. En été, adolescent, quand je descendais en cachette à la rivière, il suffisait de quelques instants pour que je l’entende déjà m’appeler du sommet de Ghifouf, ce monticule entre le village et l’oued. Mes camarades, amusés par ses cris, se moquaient :

- Youcef ! Y’a ta mère qui t’appelle ! Elle a peur que la rivière ne te mange !

Rougissant, le cœur serré de colère contenue, je me rhabillais en hâte et remontais vers le village. À quoi bon protester ? Ma mère était ainsi : une mère-poule excessive, mais surtout une mère blessée, marquée à jamais par les fantômes de son passé. Toute sa vie, elle ne cessa de me protéger comme pour conjurer le sort.

Même après mon mariage, je restai son préféré. À ses yeux, j’étais toujours ce petit garçon sur lequel elle devait veiller. Son immense amour pour moi se prolongea naturellement vers mes enfants, qu’elle chérissait avec la même ardeur. Jamais elle ne cessa de les aimer de tout son cœur, comme si, à travers eux, elle continuait encore à veiller sur moi.


Source : Ma vie ou mes souvenirs, recueil de Youcef Aït-Mohand, Béjaïa, octobre 2011.

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