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26/09/2025

Mon premier marché

Introduction

Les souvenirs d’enfance s’impriment avec une intensité particulière, surtout lorsqu’ils se rattachent à des lieux, des gestes et des traditions qui ont marqué tout un mode de vie. Parmi eux, mon premier marché reste gravé dans ma mémoire comme un moment fondateur. Nous étions en 1952, dans une Kabylie encore rythmée par ses coutumes séculaires, et j’avais cinq ans lorsque mon grand-père m’emmena pour la première fois à Souk el Djemâa.

Ce récit n’est pas seulement une évocation personnelle ; il est aussi un témoignage sur une époque révolue, sur un marché qui fut longtemps le cœur économique, social et culturel de nos villages.

Le départ

Levés aux aurores, nous quittâmes la maison alors qu’il faisait encore nuit. Mon grand-père, tout affairé, avait harnaché notre âne du bât des grandes occasions. Ma mère, quant à elle, prit un plaisir particulier à me vêtir pour cet événement marquant. Je ne me souviens pas exactement des habits que je portais ce jour-là, mais je suis presque certain que mon petit burnous, qu’elle m’avait fait tisser, était de la partie.

Juché sur le dos de notre bourrique, que mon grand-père tenait par la bride, j’entendis derrière nous les youyous discrets de ma mère. Dans le ciel encore obscur, les étoiles scintillaient, annonçant une belle journée ensoleillée. C’était en 1952. J’avais cinq ans.

La destination : El-Djemaa-Bouwkbil, littéralement « le vendredi rempli », marché hebdomadaire qui battait son plein chaque fin de semaine. Pour nous y rendre, il fallait traverser deux ponts, dont le fameux Thiquantarth Lalmane, le « pont de l’Allemagne », ainsi nommé car il avait été construit par des prisonniers allemands de la Première Guerre mondiale détenus à Tizi-Ouzou.

L’arrivée au marché

À notre arrivée, mon grand-père attacha l’âne, sans le débâter, dans un enclos improvisé où s’entassaient déjà de nombreux ânes, mulets et chevaux. Après lui avoir retiré le mors, il lui posa une bonne brassée de foin achetée sur place. Puis, nous entrâmes dans l’univers bouillonnant du marché.

Je fus aussitôt émerveillé par ce que je découvrais : un brouhaha indescriptible, une foule bigarrée qui se pressait entre les étals. Pour se frayer un chemin, il fallait jouer des épaules et des coudes. Les hommes, pour la plupart modestement vêtus, allaient et venaient. Certains étaient pieds nus, d’autres chaussés de ichiffaddh, sortes de mocassins découpés dans des peaux de bœuf et attachés aux mollets par de larges lanières.

Le marché s’étendait dans une petite vallée, entre un cours d’eau et des champs d’oliviers, soigneusement protégés par des clôtures rudimentaires mais solides. Malgré son apparente désorganisation, l’espace était structuré en plusieurs rahva (espaces spécialisés), faisant de Souk el Djemâa un véritable centre économique, dont la réputation dépassait depuis longtemps nos douars.

Les rahva : un monde en soi

Nous nous rendîmes d’abord vers la rahva des bestiaux. On y trouvait de tout : du petit chevreau jusqu’aux puissantes paires de bœufs de labour. Mon grand-père examinait les bêtes, interrogeait les vendeurs, manière pour lui de se tenir informé de la « mercuriale » des animaux. Non loin, un forgeron posait de splendides fers neufs aux sabots d’un mulet.

La rahva des céréales et des légumes secs offrait un spectacle saisissant : de grands tas de blé, d’orge et de fèves entassés à même le sol. Plus loin, la rahva de la viande, située près de la rivière, était plus vaste encore. Sous l’ombre généreuse des frênes, des quartiers de bœufs et de moutons reposaient sur des claies couvertes de feuilles de fougère. Des tripes, sommairement lavées, dégoulinaient d’une eau verdâtre. Des têtes de veaux et de moutons, la langue coincée entre les dents, attendaient preneur.

Les bouchers, vêtus de leurs blouses noires, brandissaient à bout de bras des chapelets de viande fraîche, vantant chacun avec force voix la qualité de leur marchandise. Les passants s’arrêtaient, tâtaient la chair sanguinolente, soupesaient les morceaux avant de se décider… ou de passer leur chemin, laissant le boucher déçu malgré son discours convaincant.

L’achat rituel et les rencontres

Fidèle aux coutumes, mon grand-père acheta une tête de bœuf, achat rituel pour marquer ce jour historique. Le boucher, une vieille connaissance, l’enveloppa dans une toile de jute avant que mon grand-père ne règle la transaction avec son gros tezdhim rouge. La tête fut rangée dans l’une des poches du chouari, déjà chargé d’autres emplettes.

Au fil de nos déambulations, mon grand-père s’arrêtait souvent pour saluer des parents ou des amis, notamment des oncles venus du village voisin de Tamejout. Nous croisâmes aussi son beau-frère, avec lequel il prit un thé. Quant à moi, j’eus droit à une petite bouteille d’Orangina, plaisir rare en ces temps.

Une pause gourmande

Vers la mi-journée, nous prîmes un peu de repos à l’ombre d’un endroit frais. Les effluves des sardines frites provenant d’une gargote voisine chatouillaient mes narines. Mon grand-père, devinant ma faim, m’en acheta une douzaine que je dévorai avec du pain croustillant. C’était un vrai régal, inoubliable pour mes papilles d’enfant.

Le retour par la source

Sur le chemin du retour, nous fîmes halte à la fontaine de Thamdoucht An’thaliwine, réputée pour son eau limpide et fraîche. De nombreux villageois, chargés de leurs achats, s’y reposaient. Tous félicitèrent mon grand-père pour mon premier marché, comme le voulait la coutume. Je sautai de ma monture et bus goulûment à même le gros tube de fonte : les sardines m’avaient donné une soif immense.

Après une demi-heure de repos, nous reprîmes joyeusement la marche vers le village. Là, nous fûmes accueillis par les youyous stridents de ma mère, auxquels répondirent ceux des voisines accourues pour partager notre retour. Comme le voulait l’hospitalité, ma mère leur servit café et beignets chauds.

Le lendemain de fête

Dès l’aube, mon grand-père s’arma de sa hache et débita la tête de bœuf en morceaux réguliers. Ma mère et mes sœurs préparaient déjà les ingrédients nécessaires à la cuisson dans la grosse marmite familiale. À midi, cousins et cousines affluèrent, invités la veille. Nous partageâmes un grand plat de couscous nappé de sauce bouzelouf, sans légumes, avec pour chacun un beau morceau de viande bien grasse.

Épilogue

Ce souk, qui fut longtemps le centre économique de huit douars, fut réquisitionné par l’armée coloniale au déclenchement de la guerre d’indépendance. Après le départ de la France, on tenta bien de le réanimer, mais en vain. Aujourd’hui, il ne reste de ce marché prestigieux qu’une vieille bâtisse de style mauresque, vestige du bureau du Caïd et de l’Administrateur.

Pour moi, ce premier marché demeure l’un de mes plus beaux souvenirs d’enfance. Non seulement par ce que j’y ai découvert, mais surtout par l’affection sans limites que me portait mon grand-père.


Source : Ma vie ou mes souvenirs. Recueil de Youcef AIT-MOHAND, Béjaïa, octobre 2011.

20:24 Publié dans Souvenirs | Lien permanent | Commentaires (0)

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