26/09/2025
Mon enfance et ma scolarité au village
I. Introduction
Écrire sur son enfance, c’est convoquer des images, des visages et des instants qui paraissent parfois lointains, mais qui restent gravés avec une étonnante précision. Mon histoire n’est pas seulement celle d’un enfant de village en Kabylie dans les années cinquante : elle est aussi le reflet d’un pays à la veille d’un bouleversement historique.
À travers ces souvenirs, je souhaite retracer mes premiers pas à l’école, mes découvertes et mes épreuves, mais aussi témoigner des conditions de vie de nos familles, du rôle essentiel de l’instruction, et de l’irruption brutale de la guerre dans nos existences d’enfants.
Ces pages mêlent la simplicité de la vie quotidienne aux échos d’événements plus grands que nous, où se croisaient le jeu, le travail des champs, les joies familiales, mais aussi la peur et la violence. C’est ce mélange d’innocence et de dureté qui forgea les premières années de ma vie, entre village, école, et guerre d’Algérie.
II – Premiers pas à l’école (1953)
En 1953, accompagné de mon grand-père, je fis mes premiers pas à l’école du village.
Cette première année commença pourtant très mal. Une semaine après la rentrée, je tombai gravement malade : ma tête était couverte de boutons purulents, conséquence probable de la fameuse Thijvirth Elmalaïk. Le directeur expliqua à mon grand-père qu’il ne pouvait pas me garder dans cet état. Prévenu en urgence, mon père arriva de Mendès et décida de m’emmener avec lui pour me soigner, au grand désarroi de ma mère.
Ce fut la première fois que je quittais mon village et le giron maternel. Le voyage fut long et pénible ; il reste flou dans ma mémoire d’enfant.
III. Mendès, terre d’exil et d’apprentissage
Mendès était alors un riche village colonial où mon père s’était installé en 1938. Il y travailla d’abord comme commis chez Aomer Ath-Dermeche, puis comme tailleur traditionnel, avant d’ouvrir une boutique d’épicerie et de tissus en association avec Salah Ath-Lamine. Les affaires prospéraient, malgré les tracas causés par son neveu Achour.
À Tassaft, grâce à lui, nous étions parmi les rares familles qui mangeaient à leur faim chaque jour.
Durant ce séjour, je découvris une langue inconnue pour moi : l’arabe. Les clients de la boutique de mon père s’exprimaient dans cet idiome que je n’avais jamais entendu. À cette époque, les enfants kabyles apprenaient d’abord le français, avant l’arabe.
Mon père me conduisit ensuite à Relizane, où un médecin me soigna grâce à de nombreux médicaments. Une fois rétabli, mon cousin Achour me ramena au village.
IV. Figures marquantes de l’école
De retour, je retrouvai ma mère et l’école. Mon maître s’appelait Monsieur Loubet, un instituteur français qui quitta le village peu avant la guerre. Le directeur était Monsieur Ouahioune Amer, fils de Dda-Bezzi. Son frère cadet, Dda-Chavane, ancien avocat dans les années quarante, vivait au village et se consacrait à l’écriture.
Je garde aussi le souvenir de Dda-Boussad Ouahioune, président du centre municipal, marié à Alice, que les villageois appelaient affectueusement Lilice. Vers 1946-47, encouragée par son mari, elle transforma une partie de leur maison en salle de classe et dispensa bénévolement des cours de français, de cuisine et de couture aux fillettes du village. Ma sœur aînée, Aziza, fut de ses élèves et garde un souvenir ému de Madame Lilice.
Très tôt, une partie de la famille Ouahioune avait compris que l’instruction constituait le seul bien véritablement durable, quand beaucoup destinaient encore leurs enfants au métier de berger.
V– L’école face à la guerre
1. Le basculement de 1954
Au déclenchement de la guerre d’Algérie, j’avais sept ans. Dans notre insouciance, nous ne pouvions saisir la gravité de la situation. Les attentats du 1er novembre furent le prélude d’un drame qui allait bouleverser nos vies et le pays.
L’opération Jumelles (1959), menée par l’armée française pour « nettoyer la Kabylie », laissa un traumatisme profond1. Les exactions des bérets rouges du 3ᵉ RPC de Bigeard2 restent inscrites dans l’histoire du village. Le crépitement des balles qui, un matin de juillet 1959, tuèrent Dda-Bélaïd, résonne encore dans mes oreilles.
2. L’école réquisitionnée
Dès 1955, l’armée réquisitionna notre école pour en faire une caserne et un centre de tortures. Deux villages furent privés d’enseignement, et une cinquantaine d’élèves jetés dans la rue. Ces « vacances » forcées durèrent plus de deux ans.
Je passai alors mon temps à jouer ou à accompagner ma mère aux champs. La cueillette des olives, animée par l’entraide (thiwizi), était un moment joyeux. Mon père, en plus d’être tailleur et épicier, était aussi un agriculteur passionné, maître dans l’art de greffer et de tailler les arbres. Ses services, toujours gratuits, étaient recherchés. En fin de journée, il ramenait souvent des oiseaux pris au piège, que ma mère grillait sur le kanoun. Ce fut un temps béni d’une enfance simple et insouciante.
3. L’école improvisée
- Une classe sous la tente
En 1957, pour pallier le manque d’école, l’armée installa une grande tente près de la caserne. Elle servit de classe unique, confiée à un jeune chasseur alpin, Monsieur Ruppert. Sa première leçon porta sur le pluriel des mots.
La même année, mon père fut expulsé de Mendès par les soldats français, contraint d’abandonner boutique, machines et clientèle. Ruiné, il revint au village avec une simple valise et une canne. Rapidement, il partit à Alger chercher du travail. Après divers emplois difficiles, il racheta une machine à coudre et reprit son métier de tailleur dans la basse Casbah, retrouvant ainsi un peu d’indépendance.
- Des classes précaires mais vivantes
À partir de 1957, la scolarité se poursuivit dans des conditions précaires : d’abord dans la maison de ma tante Tassadite, puis dans des classes en tôle aménagées par l’administration.
Madame Weiss, épouse du brigadier de gendarmerie, fut une institutrice remarquable, exigeante et dévouée. Elle accompagna jusqu’au certificat d’études les élèves les plus âgés avec un engagement sans faille.
En 1960, elle quitta le village. Elle fut remplacée par Madame Jacquet, puis par Mademoiselle Privat, une petite femme énergique et compétente qui redonna vie à l’école.
Ainsi s’achevait une période marquée à la fois par l’innocence de l’enfance, la rudesse de la guerre et le rôle salvateur de l’instruction.
VI. Conclusion
Ces années d’enfance, marquées par l’école, le travail des champs et les premiers échos de la guerre, demeurent à jamais présentes dans ma mémoire. Elles furent faites d’insouciance et de découvertes, mais aussi de privations, de peurs et de pertes irréparables.
L’instruction, malgré les obstacles, resta le fil conducteur de cette période troublée. Grâce à l’engagement d’instituteurs et d’institutrices souvent dévoués, malgré des conditions précaires, nous avons pu entrevoir un avenir différent de celui auquel nos ancêtres étaient destinés.
La guerre d’Algérie bouleversa notre quotidien, mais elle révéla aussi la force des solidarités villageoises et l’importance de la transmission du savoir. Ce double héritage – la dureté des épreuves et la valeur de l’instruction – continue de guider ma mémoire et de donner sens à ce témoignage.
Ces pages ne racontent pas seulement mon enfance ; elles rappellent aussi ce qu’a traversé toute une génération d’enfants kabyles, pris entre la douceur de la vie villageoise et la brutalité d’une histoire qui les dépassait.
Source: " Ma vie ou mes souvenirs". Recueil de Youcef AIT-MOHAND, Béjaia, Octobre 2011.
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