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25/09/2025

Histoire du charbonnier (Vouth-Mouline)

Il y a fort longtemps, dans un petit village de Kabylie, vivait un pauvre charbonnier.

Chaque matin, avant même que le soleil n’effleure les crêtes, il partait au cœur de la forêt. Toute la journée, il y travaillait sans relâche, étouffé par la fumée et couvert de suie, et ne regagnait son foyer qu’à la tombée de la nuit.

Sa misère était telle que personne ne lui prêtait attention. On ne l’invitait ni aux assemblées, ni aux fêtes, et ses absences passaient inaperçues. Les villageois, qui avaient fini par oublier jusqu’à son vrai nom, l’avaient surnommé avec mépris "Vouth-Mouline", c’est-à-dire l’homme à la suie.

Les années s’écoulèrent. À force de courage, de privations et de persévérance, le charbonnier améliora peu à peu sa condition. Ses fils, devenus de beaux jeunes hommes entreprenants, firent fortune dans le négoce. Grâce à eux,  "Vouth-Mouline" sortit de la misère. Ses greniers, les Ikouffanes, regorgeaient désormais d’orge et de blé, et le village le reconnut comme Lhadj-Mohand, un homme respecté et prospère.

Un jour, lors d’une réunion ordinaire de la Djemâa, l’Amine remarqua son absence et s’exclama :
- "Nous ne pouvons commencer sans Lhadj-Mohand ! Qu’on aille vite le chercher !"

On courut prévenir l’ancien charbonnier. Il arriva, salua avec modestie et s’assit parmi l’assemblée. La réunion put enfin commencer.

Lorsque vint le moment des débats, l’Amine se tourna vers lui avec de grands égards :

- "Lhadj-Mohand, ta présence honore notre auguste assemblée. Nous serions heureux d’entendre ton avis sur cette question qui nous préoccupe."

Alors, "Vouth-Mouline" se leva. Calme et assuré, il s’approcha de l’Amine et répondit :

- "Sobhane Allah, ya l’Amine ! Voilà que soudain, par miracle, tu te souviens de moi ! Hier encore, j’étais invisible à tes yeux et voilà qu’aujourd’hui, tu tiens à entendre mon avis. Mais tu te trompes d’interlocuteur… "

Il sortit alors un petit sac de sa poche et le vida aux pieds de l’Amine. Des grains de blé roulèrent sur le sol.

- "Tiens, demande donc leur avis à ces grains de blé ! Ce sont eux qui m’ont rendu fréquentable à tes yeux, pas moi. Hier, lorsque je n’avais ni blé, ni orge, ni argent, vous m’appeliez ‘Vouth-Mouline’. Vous m’ignoriez et vous m’écartiez de vos assemblées. Aujourd’hui que mes Ikouffanes débordent, me voilà soudain devenu digne de vos égards et de vos flatteries !"

Puis, se tournant vers toute l’assemblée, il continua :

- "Pourtant, regardez-moi : je n’ai pas changé. Je suis toujours ce charbonnier couvert de suie, fidèle à son métier. Oui, j’étais pauvre, très pauvre… Mais jamais je n’ai été misérable ! Aujourd’hui encore, j’ai du travail qui m’attend : un chargement de charbon à livrer. Quant à vous, continuez donc vos palabres et consultez ces grains de blé, ils sauront mieux vous plaire que moi."

Sur ces mots, il épousseta son burnous, salua :

- "Salam alikoum"

et quitta la Djemâa, laissant l’Amine et toute l’assemblée stupéfaits, le regard suspendu sur son pas ferme et digne.


Source : "Contes de mon village". Recueil non publié de Youcef AIT-MOHAND, Béjaia, janvier 2011.

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