26/09/2025
Khali Ahmed (1911-1983) : Le tailleur de Mendès
Un homme et sa machine
À Mendès, petit bourg du côté de Relizane (Ighil Izzane : le col cramé), a vécu un homme que les autochtones appelaient Si Ahmed Ezzouaoui. Il était tailleur traditionnel et très apprécié pour la qualité de son travail. Les gandouras, les pantalons bouffants connus sous le nom de Saroual m’regueche ou loubia, et les cache-poussières étaient alors très prisés, et rares étaient ceux qui maîtrisaient aussi bien que lui la coupe et la couture.
Il tenait une petite boutique au centre du village, à la fois atelier et lieu de vie.
Comme capital, il n’avait qu’une vieille machine à coudre Singer, fidèle compagne, capricieuse mais indispensable. Quand la canette coinçait, elle le mettait hors de lui :
"Elle n’arrête pas de me bouffer du fil !" s’exclamait-il.
Tournevis à la main, il l’insultait parfois en kabyle, parfois la suppliait comme s’il s’agissait d’une personne. Mais d’autres jours, quand le chant régulier de la Singer emplissait la boutique, son sourire illuminait le lieu. Alors, en un tour de main, il terminait une gandoura, prêt à rendre service à quiconque lui demandait.
Il aimait cette machine, qu’il bichonnait comme une amie : une giclée d’huile par-ci, un coup de chiffon par-là, et la voilà rajeunie, prête à l’accompagner encore.
Le lettré du village
À cette époque, peu d’indigènes avaient accès à l’école française. Or, Si Ahmed Ezzouaoui, titulaire du certificat d’études, était un lettré. On le trouvait souvent entouré d’amis, traduisant les journaux à voix haute sous le soleil. Il faisait aussi office d’écrivain public, gratuitement : demandes administratives, lettres d’un père à son fils parti travailler en France, missives d’une épouse inquiète pour son mari silencieux.
Il connaissait ainsi bien des secrets, mais sa discrétion et son honnêteté lui valurent l’estime de tous, y compris des colons.
Son grand ami était l’instituteur du village, avec qui il partageait une passion pour l’apiculture.
L’épreuve de la confiance
Un jour, un riche propriétaire en partance pour la Mecque vint le trouver :
- "Si Ahmed, je pars bientôt en pèlerinage. Comme je n’ai confiance qu’en toi, je veux te confier quelque chose."
De sa poche, il sortit un foulard contenant cent cinquante louis d’or.
- "Si je reviens, je les reprendrai. Mais si je ne reviens pas, je te les lègue devant Dieu et les hommes."
Le pèlerin rentra sain et sauf, gratifié du titre de Hadj. Pour fêter son retour, il organisa une grande Ouaâda où Si Ahmed se régala d’un couscous généreux.
Des semaines passèrent, mais El Hadj ne réclamait toujours pas son bien. Alors, Si Ahmed lui rappela discrètement leur pacte. Étonné, El Hadj se frappa le front :
- "Ya Si Ahmed ! El barakat ferdjal ! Allah yahafdhak. J’avais complètement oublié !"
Reconnaissant, il insista pour lui laisser cinq pièces en cadeau, que Si Ahmed refusa d’abord, avant de les accepter comme preuve d’amitié.
L’exil intérieur
Comme beaucoup de Kabyles, Khali Ahmed dut quitter son village natal, Tassaft Ouguemoun, pour subvenir aux besoins d’une famille nombreuse. Mais contrairement à d’autres, partis dans les mines de charbon de Lille ou de Kenadza, ou dans les usines françaises, il choisit de rester en Algérie. L’exemple de son oncle et de son frère, jamais revenus, l’avait marqué.
Il s’installa donc à Mendès, loin du village mais près de la terre. Là-bas, il ne trouva pas la fortune, seulement de quoi nourrir dignement les siens. Comme le dit le proverbe kabyle :
- "Anga ithoufidh aghroumik, tine itamourthik"
- "Là où tu trouves ton pain, là est ton pays."
L’homme simple
Khali Ahmed ne rêvait pas de richesses. Il était simple, dans ses gestes comme dans ses habits qu’il cousait lui-même : seroual chergui au quotidien, m’regueche pour les fêtes, cache-poussière, gilet et chéchia rouge. Dans sa poche, il portait toujours un canif Duck-Duck, sa boîte de chique et sa vieille montre des années quarante.
Il avait deux passions : sa famille et son verger. C’était un arboriculteur amoureux de la nature, un greffeur habile, un éleveur d’abeilles. À l’Aïd, il revenait toujours au village, valise remplie de cadeaux : tissus, pantalons, friandises, parfums. Personne n’était oublié, pas même une sœur éloignée.
Le paysan généreux
Khali Ahmed n’aimait pas l’oisiveté. « Avadel nechghoul dhastafou » disait-il : changer de travail, c’est se reposer.
Sitôt les fêtes passées, on le retrouvait à Amdhun Athencer, son verger d’Ath Ouamara. Là, derrière une clôture de branchages, il taillait des oliviers, greffait des vignes, soignait des cerisiers. Toujours généreux, il partageait volontiers ses conseils et ses remèdes.
Conclusion
Ainsi était Khali Ahmed, Si Ahmed Ezzouaoui (1911-1983) : un homme simple, juste, discret, passionné, qui sut vivre dignement sans jamais courir après la fortune. À Mendès, il a laissé le souvenir d’un tailleur de talent, d’un paysan amoureux de la terre, mais surtout d’un homme de cœur.
Bribes de vie, recueil non publié, Rabah Aït-Hamouda, Batna 2011.
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