20/09/2025
Organisation de la famille kabyle : structure, rôles et dynamiques
Introduction
La famille kabyle traditionnelle constitue l’un des terrains privilégiés de l’anthropologie sociale nord-africaine. Étudiée notamment par Germaine Tillion (1957), Pierre Bourdieu (1958, 1972) et Camille Lacoste-Dujardin (1970, 1985), elle illustre une organisation patriarcale et communautaire marquée par la solidarité, la hiérarchie et la division sexuée du travail.
Cette structure repose sur une famille élargie regroupant le père, la mère, les fils mariés et leurs épouses (les brus), les filles célibataires et les petits-enfants. Elle fonctionne comme une véritable cellule économique et sociale, où chaque membre occupe une fonction définie, contribuant à la survie du groupe et au maintien de l’honneur familial.
Dans cette perspective, nous examinerons la répartition des tâches, le rôle central du père et de la mère, la place des brus et des filles, ainsi que l’importance de l’émigration dans l’économie familiale.
1. La répartition des tâches
La famille kabyle type comprend le père, la mère, les fils et leurs épouses, les filles célibataires et les petits-enfants. Les activités se répartissent selon une logique de complémentarité hiérarchisée :
-
Le père : affaires extérieures, représentation à la djemâa.
-
La mère : gestion domestique et arbitrage familial.
-
Les fils : pourvoyeurs de ressources financières et main-d’œuvre agricole.
-
Les brus : travaux ménagers et champêtres.
-
Les filles : apprenties en attente de mariage.
-
Les petits-enfants : bergers et aides occasionnelles.
Cette répartition traduit une division sexuée et générationnelle du travail, qui assure la survie économique et la cohésion du groupe.
2. Le rôle du père : autorité et représentativité
Chef suprême, le père détient l’autorité morale et matérielle. Il gère les finances, contrôle les dépenses, décide des mariages et représente sa famille dans les assemblées villageoises. Son autorité n’est pas seulement domestique, mais aussi sociale et politique, car son avis prévaut dans la djemâa.
Le mariage, loin d’être une affaire individuelle, répond à une logique stratégique d’alliance. L’amour ou le choix personnel y est marginalisé, ce qui révèle l’importance accordée à la cohésion clanique et aux intérêts collectifs.
3. La mère : gestionnaire et garante de l’équité
La maison kabyle est placée sous l’autorité incontestée de la mère. En véritable intendante, elle répartit les tâches ménagères entre ses brus, veille à la bonne utilisation des denrées et contrôle la préparation des repas, en particulier la viande, produit rare et symbolique.
Elle joue également un rôle d’arbitre, maintenant la cohésion entre ses fils, brus, filles et petits-enfants. Cette fonction de médiation lui confère un pouvoir domestique essentiel, bien que circonscrit à l’espace intérieur.
4. Les brus et les filles : travail, apprentissage et contraintes
Les brus constituent la principale force de travail domestique et agricole. Elles assurent la cuisine, le nettoyage, la corvée de l’eau, mais participent aussi aux travaux champêtres (récolte, bois, foin). Leur rôle est à la fois utilitaire et formateur, puisqu’elles initient leurs belles-sœurs aux tâches féminines.
Les filles célibataires, quant à elles, sont placées en apprentissage jusqu’à leur mariage. Cloîtrées à la maison dès la puberté, elles n’ont que de rares occasions de sortir, notamment pour la corvée de l’eau, qui constitue un espace privilégié de sociabilité féminine. Cette stricte surveillance vise à protéger l’honneur familial, valeur cardinale de la société kabyle, pouvant donner lieu à des sanctions extrêmes en cas de transgression.
5. L’économie de subsistance et l’émigration
La survie matérielle repose sur une double logique : l’agriculture locale et l’émigration.
Les fils alternent entre le travail au village (labour, moisson, cueillette) et l’émigration saisonnière ou de longue durée, notamment vers la France ou les grandes villes algériennes. Le commerce (épicerie, mercerie, tissus) constitue l’activité principale, pratiquée avec rigueur et frugalité.
L’émigration assure une ressource financière indispensable, tandis que les travaux agricoles maintiennent l’autosubsistance. Cette articulation entre économie locale et mobilité géographique illustre l’adaptabilité et la résilience de la famille kabyle.
Analyse et discussion
L’organisation familiale kabyle repose sur une logique patriarcale où l’autorité est double : extérieure et politique pour le père, domestique et régulatrice pour la mère. Si les rapports de genre marquent une nette hiérarchie (hommes nourriciers, femmes exécutantes), ils révèlent également un équilibre fonctionnel, la survie du groupe dépendant de la complémentarité des rôles.
La stricte surveillance des filles et le poids accordé à l’honneur montrent la dimension normative du système, où le collectif prime sur l’individuel.
Enfin, l’importance de l’émigration témoigne d’une économie familiale tournée vers l’extérieur, où la solidarité entre frères et la gestion centralisée par les parents permettent de concilier mobilité et enracinement villageois.
Conclusion
L’organisation de la famille kabyle illustre un modèle patriarcal et communautaire où chaque membre occupe une fonction précise au service du groupe. Le père incarne l’autorité politique et économique, la mère la gestion domestique et l’équité, tandis que les fils et les brus assurent la reproduction matérielle et sociale.
Cette structure, fondée sur une division stricte des rôles et une forte cohésion, a permis à la famille kabyle de résister aux aléas économiques et aux contraintes historiques. Elle témoigne d’un équilibre entre tradition, hiérarchie et solidarité, mais aussi des contraintes pesant particulièrement sur les femmes et les jeunes filles, garantes de l’honneur familial.
Source : Quelques Us et Coutumes de Kabylie, recueil non publié de Youcef AIT-MOHAND, Béjaïa, octobre 2011.
20:35 Publié dans Organisation sociale | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.