26/09/2025
Tassaft Ouguemoun : chronique d’un village kabyle et d’une lignée familiale
Introduction
Ce récit est né d’une mémoire familiale, transmise de génération en génération, et nourrie des récits de mes grands-parents, de mes parents et de mes proches. Il retrace l’histoire de Tassaft Ouguemoun, un village kabyle accroché aux crêtes du Djurdjura, dont les origines se confondent avec celles de ma propre lignée.
À travers les paysages, les toponymes, les alliances et les conflits, c’est tout un monde qui ressurgit : celui des fondateurs et des saints marabouts, des familles enracinées dans la montagne, des exils forcés et des réconciliations, mais aussi celui des intellectuels, militants et héros qui ont marqué l’histoire de l’Algérie.
Plus qu’un simple témoignage, ce texte se veut un hommage à la mémoire collective, afin que les générations présentes et futures puissent comprendre d’où elles viennent et préserver le lien indéfectible qui les unit à leur village et à leur histoire.
1. Un lieu de mémoire
Aussi loin que remonte ma mémoire, elle me ramène toujours au sommet d’une colline, là où je suis né, dans un petit village kabyle perché sur une crête : Tassaft Ou Guemmoun (« le chêne du mamelon »). Le village se trouve à un jet de pierre de la « Main du Juif » (Thalettat), à mi-distance des Ath Ouacif, Ath Boudrar et Ath Yanni.
Du cimetière familial de Sidi Ali Bounab, une vue circulaire s’offre au regard :
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Au nord : Ath Ervah, Ath Yanni, puis au second plan les contreforts des Ath Yirathen.
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À l’ouest : les villages des Ath Ouacif, Ath Bouakkach, Ath Sedqa, Ath Chebla et Thahachat, puis la plaine d’Azaghar menant à la zaouïa de Sidi Ali Ou Moussa, jusqu’aux Ouadhias et Boghni.
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Au sud : les Ath Boudrar adossés au massif du Djurdjura.
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À l’est : au-delà de l’Assif El Djemâa, les Ath Menguelleth, I Attafen, Aqbil, et plus près, Ighil Bwammas reliant les Ath Boudrar dominés par le Djurdjura.
Le nom du village rappelle un chêne multicentenaire, accolé à un micocoulier (iviqqes), censé symboliser le saint patron, Sidi Ali Bounab. Le site du cimetière est ainsi devenu le sanctuaire de la famille.
2. Topographie et organisation du village
Tassaft se développe le long d’un chemin de crête en forme de Y, reliant trois cols d’accès :
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À l’est : Thizi Nath Ouamara ouvre la voie depuis la côte des Ath Ammour.
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Au nord : Thizi Net Qerravth (« le col d’approche ») mène au noyau ancien, Thighilt n’l’djamaa (la colline de la mosquée). C’est là que Sidi Salem ou Makhlouf, fondateur du village, avait bâti sa maison, la mosquée, une salle de cours (tha mâamarth) et son oratoire.
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Au sud : Thizi Bouchfoun rejoint Aqerrou ou Guerfiw (« tête du corbeau »), puis le sanctuaire de Sidi Ali Bounab et Adhroum Nath Hammoudha.
La maison ancestrale, dont il subsiste encore l’entrée et une chambre, demeure le plus ancien témoignage de Tassaft.
3. Fondation et premiers habitants
Selon les récits transmis par mon grand-père Ibrahim, ses frères Kaci Oulhadj et Mouh Ath El Hadh (dit Aazzoug), ainsi que par ma mère El Hadja Yamina N’Ouali et mon oncle Hadj Abdelkader N’Ouali, le village fut fondé par Sidi Salem ou Makhlouf, prédicateur itinérant.
Installé sur ce site inhabité, il érigea un premier centre de vie et attira, sans doute grâce à des alliances préexistantes, des familles venues de la région de Sidi Ali Bounab, notamment les Ouahioune.
Ma propre lignée se rattache directement à cet ancêtre. D’abord connue sous le nom des Ath Sidi Salem, elle devint ensuite Ath Antar, puis Ath l’Hadj Aâmer. Une partie de cette branche fonda plus tard Agouni Ahmed, hameau des Ath Yanni.
4. Conflits, exils et retours
Au XIXe siècle, un conflit opposa les Ath l’Hadj Aâmer aux Ath Hammoudha. Contraints à l’exil, mes ancêtres se dispersèrent :
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mon arrière-grand-père Saïd Oulhadj et ses enfants gagnèrent les Ath Ouacif (Bou Abderrahmane) ;
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d’autres s’installèrent chez les Ath-Yanni, où ils fondèrent Agouni-Ahmed.
La tradition rapporte qu’une malédiction aurait frappé les Ath-Hammoudha après le départ de notre famille, et que leur réconciliation n’advint qu’après l’intervention de médiateurs, dont mon grand-père maternel Ouali N’Mohand Ou Ramdhane.
Mais malgré le pardon accordé, une partie de la famille choisit de demeurer chez les Ath-Yanni, refusant de renouer le lien brisé.
5. Le contexte historique : le royaume de Koukou
L’histoire du village s’inscrit dans un cadre plus large : celui du royaume des Seigneurs de Koukou au XVIe et XVIIe siècles. Fondé par Sidi Ahmed ou el Qadhi, originaire des Ath Ghobri, ce royaume connut son apogée avec la libération de Béjaïa des Espagnols, puis l’éphémère règne d’Alger (1520–1527).
Peu à peu, le pouvoir des Bel Qadhi devint oppressif, suscitant au XVIIe siècle une révolte portée par quatre saints marabouts (Sidi Mansour, Sidi Ahmed ou Malek, Sidi Abderrahmane N’Ath Smaïl et Sidi Ahmed Ou Dris). Le soulèvement aboutit à l’affaiblissement puis à la chute du royaume, redonnant leur liberté aux grandes confédérations kabyles.
6. Expansion du village et familles alliées
Au fil des siècles, le peuplement de Tassaft s’est enrichi grâce aux alliances et aux mouvements de familles. On retrouve notamment : Aït-Hamouda, Ould-Hamouda, Aït-Mohand, Aït-Mouloud, Aït-Ouahioune, Aït-Slimane, Ammour, Bacha, Benamer, Boubdellah, Gahlouz, Messaoudi, Ouarès, Yousfi, Zeggane, et d’autres encore.
7. Éducation et émergence d’une élite
Dès 1881, la création de l’école indigène fit de Tassaft un foyer intellectuel. Parmi ses enfants :
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Arab Ouahioune, avocat, bâtonnier dans les années 1950, premier président de la Cour de Constantine.
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Mohand-Améziane Ouahioune, enseignant, formé à l’École Normale de Bouzaréah.
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Ouali Aït Hamouda, enseignant respecté.
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Chabane Ouahioune, avocat, écrivain et enseignant.
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Mohand Aït Hamouda, instituteur tombé en 1941 au front en Lorraine.
À la même génération, la parenté relie le village à des figures intellectuelles de renom, dont Mohammed Arkoun, penseur de Taourirt Mimoun, dont la grand-mère était parente de mon grand-père.
8. Figures militantes et héroïques
Deux personnalités issues du village marquèrent l’Histoire nationale :
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Ammar Ould-Hamouda : militant du PPA-MTLD, membre du Comité central, responsable de l’OS en Kabylie. Assassiné en 1955, il fut réhabilité dans les années 1980. L’association culturelle du village a porté son nom jusqu'à sa dissolution en 1999.
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Amirouche Aït-Hamouda : héros de la guerre de libération, meneur d’hommes admiré pour son courage et sa vision politique. Sa mémoire, souvent instrumentalisée, reste un symbole indiscutable de la lutte pour l’indépendance.
Conclusion
Tassaft Ouguemoun n’est pas seulement un village accroché à une crête du Djurdjura. C’est un lieu de mémoire où s’entrelacent traditions, lignées familiales, alliances et exils, mais aussi résistance, savoir et héroïsme.
À travers les récits transmis par mes aïeux, les souvenirs des zerdas annuelles, les ruines encore debout, les destins des intellectuels et des combattants, c’est toute l’âme d’une Kabylie vivante et rebelle qui transparaît.
Larbi AIT-HAMOUDA, Relizane, mars 2012
20:16 Publié dans Histoire du village | Lien permanent | Commentaires (0)
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