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07/08/2017

Mon premier marché.

youcef.jpgLevé aux aurores, et pendant que mon grand père s’affairait à harnacher et à parer notre âne du bât des grandes occasions, ma mère de son côté prit un immense plaisir à me vêtir. Je ne me souviens pas exactement des habits que j’avais mis ce jour là mais je suis presque sûr que le petit burnous qu’elle m’avait fait tisser était de la partie.

Juché sur le dos de notre brave bourrique que mon grand père tenait par la bride, il faisait encore nuit quand nous sortîmes de la maison accompagnés des youyous discrets de ma mère. Les étoiles qui scintillaient encore dans le ciel présageaient d’une belle journée ensoleillée. C’était en 1952, j’avais cinq ans. "El-Djemaa-Bouwkbil", se « remplissait » comme son nom l’indique, chaque vendredi.

Situé dans une petite vallée au confluent de deux rivières tumultueuses en hiver et sèches en été, il fallait pour s’y rendre, traverser deux ponts dont « Thiqantarth lalmane », le pont de l’Allemagne, - on l’appelait ainsi parce qu’il fut construit par des prisonniers allemands de la deuxième guerre mondiale -.

A notre arrivée sur les lieux, mon grand père attacha notre brave baudet, sans le débâter, à un des pieux encore disponibles dans cette sorte d’enclos improvisé où étaient parquées, nombreux, des ânes, des mulets et quelques chevaux. Il lui enleva le mors et posa devant lui une bonne brassée de foin qu’il acheta sur place puis nous rentrâmes au marché. Là, j’étais tout simplement émerveillé par ce que je découvrais. Ce brouhaha indescriptible, tout ce monde bigarré. Il fallait pour se mouvoir, jouer des épaules et des coudes tant étaient intenses les va et vient de ces hommes qui déambulaient à travers tous ces étals. Ils étaient pour la plupart pauvrement vêtus, les uns pieds nus, d’autres chaussés "d’ichiffaddh", sorte de mocassins découpés sommairement dans des peaux de bœuf et attachés aux mollets par de grosses lanières.

A l’intérieur du marché, malgré le désordre apparent, l’espace était judicieusement réparti. Dans cet endroit, coincé entre un cours d’eau au débit irrégulier et des champs d’oliviers soigneusement protégés par des clôtures assez rudimentaires mais solides, les hommes ont crée un lieu d’échange dont la réputation avait depuis longtemps dépassé le périmètre de nos douars. Souk el Djemâa (Le marché du vendredi), avec ses nombreuses rahva, sa sécurité légendaire et l’importance des transactions qui s’y faisaient, n’avait rien à envier à celui d’ El Harrach ou de Tizi-Ouzou.

 

Dans nos pérégrinations, nous nous rendîmes, mon grand père et moi, d’abord vers la rahva des bestiaux où l’on pouvait acheter ou vendre du petit chevreau jusqu’à d’imposantes paires de bœufs de labour. Mon grand père tata quelques bêtes et en demanda le prix, façon pour lui d’être à jour sur « la mercuriale » des animaux. Tout prêt de là, était installé le forgeron tout occupé à doter un mulet de quatre magnifiques fers tous neufs. Nous nous rendîmes ensuite vers la rahva des céréales et légumes secs où d’immenses tas de blé, d’orge et de fèves étaient déversés là, à même le sol. La Rahva de la viande, quant à elle, était située tout prés de la rivière. Elle était légèrement plus vaste. Des quartiers de bœufs et de moutons y étaient exposés, étalés sur des nattes ou des claies couvertes de feuilles de fougère, des trippes sommairement nettoyées et dégoulinantes d’une eau verdâtre, étaient suspendues à des barres de fer plantées dans les immenses troncs de frênes qui couvraient, de leur ombre généreuse, les étals. Des têtes de veaux et de moutons, la langue coincée entre les dents, étaient, là , exposées à ceux qui voudraient bien les acheter. Les bouchers, tous habillés de leurs typiques blouses noires, exhibaient, à bout de bras, de gros chapelets de viande toute fraiche vantant à haute voix et chacun à sa manière, la qualité de leur marchandise. Certains passants aguichés, s’arrêtaient et se mettaient à soupeser, à tâter, et à tourner dans tous les sens les morceaux de chaire encore sanguinolente avant de se décider à en acheter ou à continuer leur chemin, à la grande déception du boucher au discours pourtant convainquant.     

En respect à nos us et coutumes, il fallait marquer ce jour historique par l’acquisition d’une tête de bœuf.  Mon grand père en acheta une que le boucher, une vieille connaissance, enveloppa dans un grand morceau de tissu en toile de jute. Il prit possession du paquet bien ficelé puis sortit son gros "Tezdhim" tout rouge, en retira quelques billets et paya le boucher qui le remercia en retour. Il engouffra ensuite dans une des poches du "Chouari", où étaient déjà entassées les autres emplettes faites tout au long de nos déambulations, la belle tête toute emmaillotée.

Au cours de nos déambulations à travers les étals du marché, mon grand-père s’arrêtait souvent pour saluer ses connaissances et ses oncles de Tamejout. Il rencontra même son beau frère avec lequel nous avions pris un thé. Moi, j’eus droit à une petite bouteille d’Orangina. 

Vers la mi-journée, avant de remonter au village, nous prîmes quelques instants de repos. L’endroit choisi par mon grand père pour nous reposer, était frais et ombragé. Les effluves des sardines frites, qui venaient de la gargote située juste à côté, chatouillaient agréablement mes narines. Devinant mes envies et ma faim, mon grand père s’en alla m’acheter une bonne douzaine que je dévorais accompagnées d’un morceau de pain bien croustillant. Un vrai régal.

Sur le chemin du retour vers le village, nous nous étions arrêtés pour une escale à "Thamdoucht An’thaliwine", une source aménagée et réputée pour son eau. Sur place, nous trouvâmes quelques villageois avec leurs gros baluchons dans lesquels étaient entassés pêle-mêle leurs achats faits au marché. La plupart d’entre eux étaient à pied. Mon grand père les salua et eux de lui répondre en le félicitant pour mon premier jour de marché comme il était d’usage.

Arrivé à hauteur du bassin de la fontaine, je sautai de ma monture et me précipitai vers le gros tube de fonte duquel coulait généreusement une eau limpide bien fraîche et but à grande gorgée. Les sardines que j’avais mangées m’avaient donné grande soif.

Après une bonne demi-heure de repos, frais et désaltérés, nous reprîmes tous ensemble dans la joie et la bonne humeur la marche vers le village où ma mère et mes sœurs nous attendaient, mon grand père et moi, avec grande impatience.

Ce souk, qui était un véritable centre économique et un lieu incontournable d’échanges pour pas moins de huit douars, fut réquisitionné et transformé en poste avancé par l’armée coloniale, dès le déclenchement de la guerre d’indépendance. Une fois la paix revenue et la France définitivement partie, on tenta bien de le réanimer mais rien n’y fît. Du superbe marché d’antan, il ne subsiste plus qu’une vieille bâtisse de style mauresque qui servait jadis de bureau au Caïd  et à l’Administrateur.

A notre arrivée, nous fûmes accueillis par les youyous stridents de ma mère auxquels répondirent en écho ceux des voisines qui déferlèrent peu après à la maison, pour féliciter ma mère et recevoir en retour, une bonne tasse de café et un beignet bien chauds.

Le lendemain très tôt, mon grand père prit sa hache et, avec une joie visible, il se mit à débiter en morceaux bien réguliers la fameuse tête tandis que ma mère et mes sœurs s’affairaient à préparer dans la grosse marmite les ingrédients qui en accompagneront la cuisson.

Vers la mi-journée, les cousins et cousines invités la veille, affluèrent à la maison pour partager avec nous la joie d’un succulent repas : un grand plat de couscous arrosé de sauce "Bouzelouf" sans légumes avec pour chacun des convives un volumineux morceau de viande bien grasse.

L’affection que me portait mon grand père n’avait pas de limites.

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Source: " Ma vie ou mes souvenirs". Recueil de Youcef AIT-MOHAND,

Béjaia, Octobre 2011.

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