Comme capital, il avait une vieille machine à coudre "Singer" qui avait des caprices et le mettait dans tous ses états quand la canette coinçait. "Elle n’arrête pas de me bouffer du fil", disait-il ! Vous le verrez alors, un tournevis à la main, tantôt l’insultant en kabyle, tantôt la suppliant comme s’il s’agissait d’une personne ou d’une compagne.
Un autre jour, vous le verrez souriant, bercé par le chant mélodieux de sa "Singer" et en un tour de main, il vous termine une gandoura. Durant ces jours de bonnes huilées, ces jours de gaité, vous pouvez lui demander ce que vous voulez. Il fait partie de ces gens qui ne savent pas dire non.
Il aimait sa "Singer" aussi capricieuse et aussi boudeuse, soit-elle. C’était un peu sa confidente, son amie qui l’avait accompagnée partout où les vicissitudes de la vie l’ont mené. Il était aux petits soins avec elle, toujours à la bichonner, à la lustrer. Une giclée d’huile par-ci, un coup de chiffon par-là, et la voilà aussi belle qu’au premier jour de leur rencontre.
A l’époque, peu d’indigènes avaient accès à l’école française. "Si Ahmed Ezzouaoui", titulaire du certificat d’études, était un lettré. Si vous passiez par-là, vous le trouverez entouré de ses amis en train de prendre un bain de soleil en leur traduisant des journaux. Il faisait également office d’écrivain public gratuitement et ne rechignait pas à rédiger une demande administrative, une lettre d’un père à son fils perdu dans les chantiers de France ou celle d’une femme à son mari dont le silence devenait inquiétant. Par la tenue de ces courriers, il était au courant des petits secrets et des intentions des uns et des autres. Mais "Si Ahmed" était très discret et savait garder ce qui lui avait été confié. Il avait gagné l’estime de tous, même des colons, par son honnêteté et la justesse de son jugement. Il avait comme grand ami, l’instituteur du village, avec qui il s’adonnait avec bonheur à l’apiculture.
Un jour, un de ses clients, riche propriétaire en partance pour la Mecque, vint le voir :
- Si Ahmed, lui dit-il, je pars dans quelques jours en pèlerinage à la Mecque, Inchaa Allah et comme je n’ai confiance qu’en toi, j’ai quelque chose à te confier !
Il tira de sa poche un petit paquet enfoui dans un foulard. Il l’ouvrit devant les yeux éblouis de Si Ahmed. Le petit paquet contenait cent cinquante louis d’or !
- Voilà Si Ahmed, je te confie cette petite fortune. Je reviendrai la reprendre dès mon retour. Mais si je ne revenais pas qu’à Dieu ne plaise, je te les lègue devant Dieu et les hommes !
Le riche voisin partit à la Mecque, accomplit son devoir religieux et rentra à Mendès sain et sauf avec le titre envieux de Hadj. Pour fêter son retour, il offrit une "Ouaâda" à tout le douar. Si Ahmed s’était régalé. Le couscous était bon avec de gros morceaux de viande. Il aimait bien le couscous.
Des semaines passèrent et El hadj ne venait toujours pas récupérer son paquet. Un jour de marché, Si Ahmed le rappela :
- Ya EL hadj, tu n’as rien laissé chez moi ? Tu ne m’as rien confié à la veille de ton départ à la Mecque ?
EL hadj, comme désarçonné, porta la paume de sa main à son front et dit :
-Ya Si Ahmed ! Elbarakat ferdjal ! Allah Yahafdhak. Je t’assure que j’ai complètement oublié notre petit secret ! Je savais que ma confiance était bien placée et je ne me suis pas trompé !
- Voici ton bien ! Compte tes louis ! lui dit Si Ahmed.
En guise de comptage, El Hadj prit cinq pièces d’or et les lui offrit. Si Ahmed refusa mais El hadj ne voulait rien savoir et obligeait Si Ahmed à accepter ce cadeau qui lui venait du cœur d’un ami.
Khali Ahmed a passé sa vie derrière une machine à coudre à Mendès pour subvenir aux besoins de sa famille nombreuse restée à Tassaft Ouguemoun. C’était le seul homme de la famille. Il a fait partie de ces kabyles qui sont partis chercher du travail ailleurs. Certains ont préféré les mines de charbon de Lille ou de Kenadza, les usines d’automobiles ou différentes manufactures de France. Ils finissent par revenir en fin d’âge, poussifs avec des poumons ravagés par l’anthracose (dépôt de particules de charbon dans les poumons). La fortune ? C’était un mirage!
Khali Ahmed n’avait peut-être pas le courage d’aller si loin. L’exemple de son oncle et de son frère, qui ne sont jamais revenus, l’a certainement déçu. Il a préféré rester au pays mais loin, très loin de son village. Mais comme dit un proverbe kabyle: "Anga ithoufidh aghroumik, tine itamourthik" (Là où tu trouves ton pain, là est ton pays).
A Mendès, Khali Ahmed n’as pas trouvé du pain mais des croûtons justes suffisants pour nourrir les siens. Grâce à sa petite machine, il arrivait à faire face avec honneur à toutes ses obligations, sans jamais se départir. Toujours égal à lui-même dans la joie ou dans la douleur. La fortune ! Il n’en n’a jamais rêvé. Le peu lui suffisait. Ce n’était pas le genre à vouloir compter des louis.
C’était un homme simple. Simple dans son discours calme et imagé, simple dans sa tenue vestimentaire. Il n’a jamais porté d’habits autres que ceux qu’il a cousus, lui-même, de ses propres mains. Aussi loin que je m’en souvienne, il s’habillait toujours de tenues traditionnelles ("Seroual Chergui" pour tous les jours et "M’Regueche" pour les jours de fêtes), un cache-poussière, un gilet boutonné et une chéchia rouge. Il avait constamment dans sa poche un canif "Duck-Duck", sa boite de chique et sa fameuse montre qui datait des années quarante.
Il avait deux passions: sa famille et son verger. C’était un arboriculteur amoureux de la nature et des animaux, passionné par tout ce qu’il faisait. C’est à l’école avec le rigoureux Monsieur "Boularas" qu’il a appris à greffer, à élaguer les arbres et à élever des abeilles.
Chaque année, il revenait fêter l’Aïd au village. Il tenait à sacrifier lui-même son mouton. C’était le seul moment qu’il passait agréablement avec toute sa famille. Quand il arrivait, c’était la joie à la maison. Tous les membres de la famille savaient que, dans la valise, il y’ avait quelque chose pour chacun. Gandouras et coupons de tissus pour les femmes, pantalons bien cousus pour les garçons, henné et parfums pour la tante, bonbons et friandises pour les enfants. Il n’oubliait jamais personne. Même sa sœur éloignée d’ Agouni Oufourou avait sa robe et sa part de viande. Il y avait aussi des choses à lui que personne ne devait toucher: du mastic et du raphia pour greffer, des sécateurs et autres outils de coupe, des boutures de ceps de vigne et autres tas de bricoles dont seul lui connaissait l’utilité.
Khali était claustrophobe et besogneux. Il n’aimait pas l’oisiveté et ne rien faire le rendait insupportable. Une fois la fête passée, il devenait un parfait paysan. Il disait souvent "Avadel nechghoul dhastafou" : changer de travail, c’est se reposer). Alors, vous ne le trouverez plus à la maison. Ne le cherchez nulle part. Allez du côté d’Ath Ouamara, puis descendez à gauche. Vous trouverez un verger appelé "Amdhun Athencer". N’ayez pas peur d’ouvrir "Thissaghlith" (porte en branchage de la clôture). Les maîtres des lieux sont généreux. Cueillez quelques figues, descendez en aval de la source. Vous trouverez un poirier et régalez-vous de ses succulentes petites poires. C’est là que vous trouverez Khali Ahmed en train d’élaguer des oliviers ou débroussailler une parcelle. Demandez-lui conseil sur la maladie qui ravage votre vigne ou vos cerisiers. Il vous donnera toutes les préparations gardées jalousement par d’autres, car Khali était généreux. Il aimait partager ce qu’il avait, il aimait partager ce qu’il savait.
Ainsi était Khali, mon oncle maternel, Si Ahmed Ezzouaoui (1911-1983).
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P.S. : Rabah AIT-HAMOUDA, professeur en infectiologie à la faculté de médecine de Batna, est décédé le 18 novembre 2022.
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Bribes de vie, Recueil non publié de Rabah AIT-HAMOUDA , Batna 2011.
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