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07/08/2017

Le retour de l'émigré (Thissin Iminig) dans mon village

youcefffffffffffffffffffffffffffffffffff.jpgEn Kabylie, le retour du fils ou du père émigré est un grand événement. La perspective d’un portefeuille plein de jolis billets de banque et de valises bourrées de jolies et belles choses ajoute à l’impatience des membres de la famille. Si le voyageur arrive de France, une délégation composée de frères et de cousins va de très bonne heure l’attendre à la gare de chemins de fer. On lui porte des vêtements "décents" qu’il doit mettre (Burnous, pantalon bouffant, chéchia). Dans l’ancien temps, il n’était pas convenable pour un kabyle de pénétrer au village habillé à la française. Il devait par respect des traditions, avoir la tête toujours couverte d’une chéchia, ou d’un chèche et les épaules d’un burnous, d’une gandoura ou de tout autre vêtement ample. Arrivé au village, le voyageur et ses bagages sont accueillis par les youyous de la mère, des sœurs et des belles sœurs à l’exception de l’épouse qui, par pudeur, ne peut pas extérioriser sa joie de revoir son mari. Elle ne figure même pas parmi le comité d’accueil. Après quelques instants de repos, le père et le fils reçoivent les cousins, voisins et gens du village qui viennent souhaiter la bienvenue au "Iminigg" contre une bonne tasse de café. Cette cérémonie revêt une importance plus grande lorsque le voyageur "Iminigg" arrive de France, car il sert souvent d’envoyé spécial aux autres habitants du village qui travaillent comme lui en France. Ils lui confient de petits colis, des sommes d’argent à remettre à leurs parents.

A la nuit tombée et, après le souper, arrive enfin le moment tant attendu .Un véritable rituel. Ce moment, c’est celui de déballer les bagages. Le père dont la fierté est apparente, constate que tous les membres de la famille sont présents puis fait signe à son fils de procéder à l’ouverture des valises. Commence alors la distribution. Chaque membre de la famille a son petit cadeau. D’abord le père puis la mère, viennent ensuite les sœurs, les belles sœurs, les enfants et l’épouse. Les tantes et les oncles ne sont pas oubliés, ils auront leur part de bonbons et pour les tantes un coupon de tissu chacune. Avant d’aller se coucher, le fils appelle son père à l’écart et lui remet une grosse liasse de billets de banque. Le père en récompense, lève ses mains vers le ciel et formule des souhaits pour son fils:

- "Adh’ yâamer Rebbi amourik ! Adhig Rebbi el varaka dhi thakhritik ! Akisser Rebbi akenni thasraddh vavak ! Rouh Ammi anidha thaddiddh edh’lamane !" (Que la baraka ne quitte pas ta poche ! Que ma bénédiction soit toujours ta protectrice ! Que Dieu remplisse ta part !")

Le fils ému aux larmes, attire vers lui la tête de son père et y dépose un baiser discret et respectueux. Le père sachant son fils fatigué, lui ordonne alors de rejoindre sa chambre et la mère fait de même pour sa belle fille (chez les Kabyles, pour dormir, la femme ne précède jamais son mari dans la chambre. Elle n’y va que lorsque son mari y est déjà, sinon cela est considéré comme un manque de pudeur).  

Le lendemain la belle fille est tenue de se faire belle pour honorer son mari. Elle se lève très tôt le matin. Elle procède à sa toilette puis se "maquille". Pour ce faire, elle utilise des produits naturels tels que "Thazoult" pour les yeux, l’écorce des racines de noyer "Agoussim" pour la bouche et les dents, trace sur ses arcades sourcilières un trait de henné appelé "Thimi laqwass". Elle ouvre ensuite sa grosse caisse décorée aux motifs berbères où sont soigneusement rangés ses plus beaux foulards ("Imendiale"), ses bijoux en argent et ses robes. Elle en choisit pour la circonstance la plus belle qu’elle met, couvre sa tête de son foulard aux franges tressées mains ("Amendil ldjamaa n’Paris vou thethvirine"), se pare de ses bijoux et rejoint le cercle familial un peu gênée et confuse par son changement d’aspect. Sa belle mère la félicite pour sa beauté et la qualité de ses robes ainsi que ses belles sœurs, mais celles-ci avec une pointe de jalousie toute compréhensible. Il faut dire que la femme kabyle en l’absence de son mari vit en situation de quasi veuvage. Il n’est pas séant pour elle de paraître dans ses atours en l’absence de son homme. Elle doit se montrer la plus discrète possible. Même sa voix doit être la moins audible possible. En l’absence de son mari, sa vie intime s’arrête. En plus, quand l’absence de son mari dure plusieurs années, elle doit supporter les insinuations des  voisines, des cousines comme par exemple : "une telle, son mari s’est marié en France, la pauvre, elle perd son temps à l’attendre".  Des quolibets plus durs encore qui la blessent profondément auxquels elle ne peut riposter de peur de représailles de ses beaux parents qui ont le redoutable pouvoir de la répudier sans même en référer à leur fils.

Pendant deux ou trois jours, le nouvel arrivé est dispensé de tout. Il est là à déambuler dans son joli burnous tout blanc de la Djemâa à la maison. Le jour de marché, il s’y rend en compagnie de son père et font de nombreux achats (viande, café, sucre, savon) et des légumes qui ne sont pas cultivés dans le jardin familial. Une fois rentrés du marché, le père et le fils sont accueillis par la mère qui prend le relais. Avec ses belles filles, elle doit préparer Imensi iminig (dîner de l'émigré) qui est le dîner qu’on prépare pour fêter l’arrivée du fils. C’est un grand repas (couscous, viande et sauce de légumes frais) auquel sont conviés en plus des membres de la famille, les oncles, les tantes et les filles mariées qui viennent le plus souvent avec leurs enfants. On se régale copieusement. Chez le kabyle, le repas est constitué d’un seul plat qui est souvent du couscous. Lors des fêtes ou des repas améliorés, il est servi accompagné de viande (un morceau par convive). Le couscous est servi dans un grand plat en terre cuite ou en bois. Les hommes et les femmes mangent séparément. Il n’y’a pas de dessert. S’il y’a des fruits, ils sont distribués et mangés immédiatement après leur cueillette (le kabyle achète rarement des fruits, il se contente de ceux que lui donne son verger). A la fin du repas, le père tout en se lissant fièrement les moustaches dit à son fils :

- Tu sais, les oliviers de Thaghzout ont besoin d’être bêchés, il faudra t’y mettre avant l’arrivée des premières pluies".

Une façon de dire à son fils qu’il était temps de ranger le blanc burnous et que la récréation était terminée.

Le lendemain, sans rechigner, le fils se métamorphose en paysan et pendant toute la durée de son "congé", il n’a pas une minute de répit. Il s’occupe de tous les travaux et doit à tout moment faire attention à ne pas décevoir son père.

Pendant tout le temps que dure le séjour de son mari, la femme kabyle fait attention à sa toilette, elle n’est pas pour autant dispensée des travaux ménagers. Lorsque sa belle mère l’autorise à accompagner son mari au champ, elle est consciente du privilège qui lui est accordé. En retour, elle prend la plus lourde charge possible (des buches préalablement coupées par le mari, du foin ou de l’herbe fraiche pour les animaux)

De retour du champ, la femme gravit péniblement le sentier escarpé pliée en deux par la charge qu’elle porte sur le dos. Elle est suivie de son mari juché sur son âne, l’inévitable hachette posée ostensiblement sur l’épaule.

Chargée comme une mule, la femme kabyle accompagnée de son mari éprouve malgré tout un sentiment de pur bonheur. Pour elle, elle rentre de son champ ! La charge qu’elle a sur le dos ou sur la tête lui appartient ! Le bois, c’est pour sa cheminée ! Le foin, c’est pour ses animaux ! Et, fierté suprême, elle n’est pas toute seule ! Elle est avec "Vou-chlaghem", son mari !

Pour la femme kabyle, le bonheur ne réside pas uniquement dans l’amour que lui témoigne son mari ou dans sa flopée de garçons. Le bonheur pour une kabyle, consiste aussi à se sentir utile à la famille, à participer à tous les événements de la vie familiale, à être bien considérée par ses beaux parents, à avoir une renommée de travailleuse discrète et obéissante. La femme kabyle par son comportement et sa réputation contribue largement au rayonnement de ses deux familles, celle de son mari et celle de ses propres parents.

Malgré les contraintes et les aléas de la vie, la femme kabyle est satisfaite de sa condition et voue librement à l’homme un respect sans bornes. Aucune femme au monde n’a aussi bien chanté les mérites de son homme : sa prestance, son courage, sa force et sa virilité. Pour la femme kabyle, l’homme c’est le père, le frère et le mari. L’homme, c’est la couverture. "Thamattouth yesser wergaz, kra our tsitshass". (Une femme protégée par un homme est en sécurité). La femme kabyle sans son homme (vieille fille, divorcée ou veuve) n’a pas de vie sociale, ne participe à aucune réjouissance de gaieté de cœur et n’a aucune considération pour elle-même. Le bonheur suprême de la femme kabyle est d’être avec son mari et ses enfants. Pour vivre ce bonheur simple, elle accepte toutes les vicissitudes qui peuvent se succéder tout au long de son existence.  

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Source: "Quelques Us et Coutumes de Kabylie".

Recueil non publié de Youcef AIT-MOHAND, Béjaia , Octobre 2011. 

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