01/02/2024
La fille kabyle : naissance, éducation et mariage
Nombre de familles kabyles reçoivent la naissance d’une fille comme une punition céleste. La fille est présumée source de tracas dès sa naissance.
Contrairement à la venue d’un garçon qui est fêtée comme un grand évènement, celle de la fille passe quasiment inaperçue. Quelles que puissent être ses qualités, la fille n’égalera jamais le garçon (la fille ne met pas le burnous, ne soulève pas le fusil, n’a pas sa place à la djemâa, ne participe pas aux travaux collectifs, ne va pas au marché mais surtout, summum des tares, elle ira un jour « remplir » la maison d’autrui ("Atrouh atâamer akham meddene", etc.) Le kabyle se rend à l’évidence, à son évidence. Il considère qu’avoir des filles à la maison est véritablement une punition des saints du bled auxquels il faudra penser un jour à faire une "Ziara"et même offrir un sacrifice.
Dès l’âge de six ou sept ans, la fille kabyle rentre dans la vie active. Progressivement, elle apprend à soulever la cruche, à faire des petits fagots de brindilles qu’elle charge sur sa tête ou son dos, à pétrir la pâte, à rouler le couscous, à balayer la cour, à faire la vaisselle, à attacher et détacher les animaux dans l’écurie, etc. Elle complète son apprentissage par le passage derrière le métier à tisser. Sous l’œil expert et vigilant de sa mère, le tissage des couvertures ("Alawene, adhilene") et des burnous ("Ivernyass") finira par n’avoir aucun secret pour elle.
Arrivée à l’âge de quatorze-quinze ans, elle devient une belle jeune fille accomplie, capable d’affronter toutes les difficultés d’un ménage ("Atqavel akhamis"). La réputation de la famille aidant, les femmes ("Thinakhdhavine") affluent chez ses parents pour la demander en mariage. Les parents procèdent au tri des demandes et, après une petite enquête d’usage, optent pour une des familles prétendantes.
Comme pour le garçon, les deux pères se rencontrent et arrêtent de commun accord les modalités matérielles et financières de l’union. Ils fixent aussi la date de la cérémonie. De retour à la maison, le père informe ses cousins de ce qu’il a décidé pour sa fille.
Une semaine avant les noces, la mère aidée de ses brus, de ses autres filles et des femmes du quartier avec lesquelles elle partage quelques affinités, préparent "l’Aâdha" qui accompagnera le trousseau de la mariée. ("L’Aâdha" consiste en une variété de gâteaux, beignets et sucreries, bonbons, amandes, noix, cacahuètes et dattes). Une fois terminé, "l’Aâdha" sera emballé dans des paniers en tiges d’oléastre tressées ("Iqachwalène") et conservé sous bonne garde jusqu’au jour de départ prévu.
Quand arrive le jour des noces, le père reçoit tout ce qui a été demandé à la famille du fiancé (le mouton sur pieds, la semoule, le dîner du henné et les denrées qui serviront à préparer le déjeuner des gens du cortège « "Lfathour iqafafene"). Il invite à diner les hommes et les femmes de son "Adhroum" et les convie à assister à la cérémonie du henné. Tous les convives, hommes et femmes embrassent la fille et, comme pour le garçon, lui glissent discrètement dans la main un billet de banque. Le lendemain arrive le cortège et au bout de la cérémonie de la demande en mariage et de la "Fatiha", la fille rejoint sa nouvelle famille suivie des youyous de toutes les femmes du village et des prières de sa mère :
- "Rouh a yelli akmihenni Rebbi. Adh’yâamar Rebbi amourime " (Va ma fille, que Dieu veille sur ton bonheur. Que Dieu remplisse ta part).
NB/Le kabyle quand il marie sa fille doit le faire le plus discrètement possible. Il n’est pas convenable de trop festoyer. Un proverbe très significatif dit : "Yefka yellis, yerna thamaghra dh’goukhamis " (Il a donné sa fille et a fait la fête chez lui).
1. Exemplarité de la femme kabyle
Si, au bout d’un certain nombre d’années, elle n’arrive pas à avoir d’enfants et ce, malgré toutes les visites chez les saints, malgré les nombreux sacrifices d’animaux, malgré les talismans rédigés par les marabouts les plus réputés, la femme kabyle, la mort dans l’âme prend une décision peut être unique dans le monde : Elle décide de marier son époux à une femme plus féconde. Par soucis de pérenniser son nom, le mari accepte avec une gêne apparente la proposition de sa femme.
Avant sa venue, la future coépouse est informée des modalités de l’union. On lui apprend qu’elle est là uniquement pour sa fécondité. La maison reste sous le « commandement » exclusif et permanent de la première épouse et qu’à la moindre incartade elle est renvoyée. La prééminence de la première épouse demeure indiscutable. Le bébé à venir aura deux mamans et le mari partagera la couche de chacune de ses deux femmes alternativement. Généralement, tout se passe bien et, comme pour la récompenser, le Bon Dieu décide dans sa grande miséricorde d’accorder à la première épouse le bonheur de devenir maman. Elle tombe enceinte elle aussi, à la grande joie de toute la famille. (Ce cas authentique a été vécu dans notre village dans les années quarante).
L’homme kabyle, malgré les apparences et son caractère rustre, voue-lui aussi à la femme un respect qui mérite d’être signalé. La femme chez elle, est une authentique patronne. Son mari la considère d’abord comme la mère de ses enfants avant d’être sa femme. Arrivée à un certain âge, la femme kabyle devient l’objet de toutes les attentions. Le village tout entier lui témoigne respect et considération à tel point qu’il suffit qu’elle jette son foulard entre deux hommes en train de se bagarrer pour que la rixe s’arrête immédiatement quel qu’en soit le motif. « L’Aânaya n’etmatouth thaghlev kra yellane » L’intercession de la femme est inviolable sous peine de blâme déshonorant.
Avec ses airs de grand-duc, l’homme kabyle sans son épouse n’est presque rien. Un proverbe kabyle dit : « On voit l’homme bien marié à la qualité du burnous qu’il a sur ses épaules ». Un autre proverbe du terroir dit de l’homme "A Yargaz ayamaghvoune yeksane dhi lakhla am’serdhoune" (Pauvre homme qui paît comme un mulet dans les champs sans se douter de rien). C’est la femme kabyle qui tisse le burnous de son mari, qui lave son linge, qui lui prépare à manger, qui élève et éduque ses enfants, qui assure la bonne marche de sa maison, qui prépare les trousseaux de ses filles à marier. Elle travaille la laine, elle tisse, elle tricote, elle laboure, elle bêche, elle élève toute sorte d’animaux domestiques. Elle est partout. À la maison, comme aux champs. Les kabyles considèrent la femme comme la poutre centrale de la maison ("Tagoujdhith talemmasth").
N.B. Dans son Adhroum, la femme kabyle mariée peut circuler librement, non voilée. Elle peut faire ses commissions sans contraintes. Elle ne peut néanmoins se rendre dans les autres quartiers du village, qu’après avoir avisé sa belle-mère ou son mari.
2. Congé de la femme kabyle ("Thirdzaff")
Même femme au foyer, la femme kabyle ouvre droit au congé annuel. Ce congé, elle le passe chez ses parents. Il suffit seulement de respecter une démarche et quelques règles de convenance admises par tous :
Contrairement à la répudiation, ce n’est pas le mari qui accompagne sa femme quand elle part en « congé » c’est son frère aîné ou son père qui viennent solliciter du beau-père (Amghar) le mois de repos auquel toute belle fille ouvre droit chaque année (même lorsque son mari est présent à la maison). Pour ce congé, on choisit généralement les périodes creuses (entre deux récoltes ou deux moissons). A la veille de son départ chez ses parents, la belle fille prépare la toilette qu’elle doit porter, si elle a des enfants qui doivent l’accompagner, elle doit aussi les préparer et les vêtir proprement. La belle mère lui donne une sorte de viatique composé d’une quantité déterminée de semoule de blé, d’œufs etc. Le jour du départ, le père ou le frère arrivent avec un mulet ou un âne supplémentaire sur lequel seront chargés le viatique et les autres affaires de la belle fille. Les enfants en bas âge qui accompagnent leur mère feront le voyage à dos d’âne ou de mulet. Seule la femme fera le voyage à pied. Sa joie de revoir sa mère, de vivre quelques jours chez ses parents, gâtée et dorlotée, est tellement grande que le trajet même pénible lui paraît très agréable.
À l’arrivée chez ses parents, elle est accueillie comme une reine. On profite de l’occasion pour améliorer le dîner « Aveddel imenssi » auquel les proches sont invités. Durant tout son séjour, elle fait l’objet de beaucoup d’attention. Elle, comme toute kabyle qui se respecte ne rate pas une pour faire la Zouave et chanter les louanges de son mari ainsi que celles de toute sa belle-famille (Question de faire des jalouses). Ses enfants sont choyés par leur grand-mère (la grand-mère kabyle préfère en général les enfants de ses filles à ceux de ses fils).
Au bout d’un mois de rêve, la réalité prend le dessus et le moment arrive pour la fille de rejoindre sa maison, ses beaux-parents et tous les tracas journaliers. À son départ, la fille ne s’en va pas les mains vides. Elle prend avec elle ce qui est appelé « Tharzefth » (un quartier de viande, des beignets, des friandises de toutes sortes et quelque fois un coupon de tissu ou une robe pour la belle-mère). Elle est raccompagnée chez elle par son père ou un de ses frères.
Quand la belle fille est issue du même village que son mari (ce qui est souvent le cas), le mois de congé n’est pas obligatoire. La belle fille peut rendre visite à ses parents à tout moment de la journée, en l’absence de son mari, elle peut même y passer la nuit après autorisation du beau-père bien sûr. A chaque fête religieuse (les deux Aid, achoura, el mouloud) la belle fille est invitée par ses parents pour le dîner et regagne sa maison juste après. Celle qui n’est pas originaire du village doit attendre l’arrivée de ses parents qui lui apporteront sa part de ce qu’ils ont mangé lors de la fête (el Haq n’etwallits).
3. La répudiation d’une épouse
Dans une famille kabyle, la cause principale d’une répudiation est due essentiellement à l’incompatibilité d’humeur entre la belle mère et sa bru. La répudiation chez les kabyles est assimilable à du licenciement administratif.
Les autres causes de divorces sont : la stérilité, l’aspect physique qui ne plaît pas au mari, le manque d’éducation de la fille et la mauvaise tenue de la maison.
Remarque:
La rivalité, qui existe partout entre la belle mère et sa bru, est accentuée en Kabylie par le rôle matriarcal quasi dominant de la belle mère. Face à ses belles filles, elle a toujours raison. En Kabylie des épouses, mères d’une flopée de gosses, ont été répudiées pour cause de mauvaise humeur de la belle mère.
Avant de prendre l’ultime décision, les parents se concertent et font part de leur mécontentement à leur fils. La bru est avertie plusieurs fois par son mari mais elle ne tient compte (selon sa belle-mère) d’aucune remarque et persiste dans sa conduite jugée inconvenante. Les beaux parents sont avisés à leur tour et sont mis en demeure pour intervenir. Ils le font dans un esprit de réconciliation et tentent pour éviter de nouvelles frictions, de « mettre de la paille entre les poteries ». ("Alim guer ijeqdhourène").
- Votre fille dépasse les bornes, elle n’écoute plus sa belle-mère, elle s’attaque à tout le monde, ses tâches ménagères, elle les fait à moitié, quand elle se rend à la fontaine, elle ne revient pas avec ses belles sœurs, elle écoute les commérages et médit à son tour sur tout le monde. Sa conduite nous crée des ennemis dans le village et nous ne pouvons plus tolérer cela ! se lamente son beau-père.
- Je comprends votre courroux. Pourtant ma fille je l’ai bien éduquée, nous ne lui avions appris que les bonnes manières. Maintenant que tous ces défauts ont surgi dans le comportement de ma fille, vous m’en voyez navré et j’essaierai de remédier sans plus tarder. Pour cela, je vous demanderais si vous le vouliez bien, d’accorder à ma fille une semaine de congé. Ces quelques jours me permettront de discuter avec elle et de porter les correctifs nécessaires à ce nouveau comportement que je ne lui connaissais pas auparavant.
- Tout ce qui peut apporter la paix et la sérénité dans ma maison est le bienvenu. Ta fille, je lui accorde non pas une semaine mais quinze jours. Tu lui diras, cependant, que c’est la dernière fois qu’une telle concession lui est accordée. Que le respect dû à sa belle-mère soit indiscutable et qu’au prochain écart de conduite, c’est la répudiation !
Cet échange d’amabilités n’apportera rien de nouveau, la belle fille ne fait toujours qu’à sa tête, (toujours selon la belle-mère).
La belle mère qui ne rate aucune occasion pour charger sa belle-fille, tarabuste son mari :
- Jusqu’à quand vais-je encore supporter cette folle ? Les quinze jours de congé que tu lui as accordés n’ont rien apporté de nouveau. Notre fils est malheureux. Il faut agir et vite.
Le père instruit son fils qui va voir sa femme :
- Bon, tu ramasses tes affaires, je te répudie « trois par trois » « Vrigham thlatha fi thlatha ». Mon père te reconduira chez tes parents tout de suite !
L’épouse répudiée et en pleurs ramasse tout ce qui reste de ses affaires, se couvre du voile traditionnel et sort accompagnée de son beau-père qui la reconduit chez ses parents sans autre forme de procès. La belle mère jubilante, va retrouver son fils et lui parle déjà de remariage :
- Mon fils ne t’en fait pas, je t’ai trouvé une fille qui a dans chaque doigt un métier, elle est obéissante. Une vraie perle ! Je connais sa mère et tout le monde ne dit que du bien d’elle et de sa famille !
- Mais mère, c’est ce que tu m’as dit pour ma première épouse !
- Tu sais mon fils, on m’a trompée, mais cette fois-ci, j’ai pris mes devants, cette fille n’a vraiment aucun défaut !
- Amen ! répond le fils résigné.
Mais après six mois de vie commune avec sa nouvelle bru, la belle-mère décidemment incorrigible, commence étrangement à trouver quelques « lacunes » à sa nouvelle belle fille.
N.B. Dans nos anciennes coutumes, la femme répudiée sans que la formule sentencieuse ("Thlatha fi thlatha") ne soit prononcée, est interdite de mariage sans le consentement de son ex conjoint.
Par dépit ou par vengeance, il peut ainsi empêcher quiconque de la demander en mariage : on dit qu’il l’a hypothéquée ("Irahnits"), d’où cette célèbre expression de défi : "Wiss yennane thevra, yaghits !". (Qui ose dire qu’elle est répudiée, qu’il l’épouse !). Le mari, lui, peut se remarier autant de fois qu’il le désire.
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"Quelques Us et Coutumes de Kabylie". Recueil non publié de Youcef AIT-MOHAND, Béjaia. Octobre 2011.
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