16/11/2024
Chabane Ouahioune : «La littérature et la nature étaient ma vie»
L’écrivain chroniqueur Chabane Ouahioune, le chantre de la terre algérienne, s’est éteint lundi 4 avril 2016 à l’âge de 94 ans, dans son village natal Tassaft Ouguemoune (Tizi Ouzou). Il est l’auteur de sept romans dont La maison au bout des champs, Ce mal des siècles, Tiferzizwith ou le parfum de la mélisse, Les conquérants au Parc Rouge, et d’une longue série de chroniques publiées dans les quotidiens nationaux. De la fin des années 1970 à l’orée des années 1990, Chabane Ouahioune n’a cessé de scruter les turbulences de son pays, de peindre la beauté de ses paysages, la rigueur de ses traditions et de dire, le verbe simple et clair, l’attachement viscéral à la terre natale dont il s’est fait le héraut. Nous l’avions rencontré chez lui en 2010 alors qu’il finalisait son dernier roman L’Aigle du rocher paru aux éditions ENAG.
L’Est Républicain : Dans son Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française (Ed. Karthala, 1984), Jean Déjeux écrit : «Patriote algérien, d’éducation kabyle et française. L’auteur, Chabane Ouahioune, qui se veut modeste, use d’une écriture simple et lisible pour tous. Cependant l’auteur à tendance à moraliser et à trancher entre les bons et les mauvais ; quant aux valeurs, elles se trouvent du côté de la tradition et de la fidélité aux ancêtres». Quel est votre avis sur cette notice ?
Chabane Ouahioune : Je suis un patriote algérien d’éducation kabyle et française. Je n’ai pas étudié l’arabe et, de mon temps, il n’y avait pas d’école enseignant la langue arabe. Nous avions à l’école primaire supérieure de Tizi Ouzou une heure par semaine d’arabe parlé, on nous apprenait quand même l’alphabet, à écrire et à lire un peu. Mon père était normalien et moi aussi. À l’école normale de Bouzareah, nous avions deux heures d’arabe, c’était en 1940/41. Avant de terminer mes études à Bouzareah, j’ai été mobilisé. C’était la guerre franco-allemande. Démobilisé en 1946, j’ai pu terminer ma dernière année à l’école normale. Après l’obtention du bac, - entre temps, le brevet supérieur a été supprimé par Pétain - , j’ai démissionné de l’enseignement et je suis rentré en Faculté de droit à Alger. C’est durant la guerre de Libération que j’ai exercé comme instituteur parce que les avocats n’avaient plus de travail. Le FLN avait interdit aux Algériens de s’en remettre à la justice française. J’étais patriote tout en étant citoyen français. J’ai cotisé, j’ai aidé comme tout le monde. Je suis même intervenu auprès d’un général pour faire libérer une jeune fille indûment emprisonnée. J’ai fait beaucoup de biens ici au village ; c’est pourquoi les djounoud me respectaient. Mais je n’en parle pas. Nos ancêtres n'étaient pas nécessairement meilleurs que nos contemporains. Il faut que la morale et les valeurs ne restent pas statiques dans le temps. Ce que l’on estime un bien à un moment peut s’avérer un mal à un autre et réciproquement. Les conditions de vie changent et sont sujettes à ces bouleversements ; alors, forcément, les valeurs le sont aussi. Et puis, il faut dire que j’ai écrit à un certain âge, je n’ai pas écrit dans ma première jeunesse. J’avais déjà l’esprit bien rempli par les contrastes de l’existence, ce qui me faisait réfléchir beaucoup. Mon écriture est volontairement simple. Je pense qu’un roman est destiné à reposer l’esprit, à le décongestionner, surtout à notre époque où le stress nous malmène constamment. On doit trouver du plaisir à lire. Donc, je m'exprime le plus normalement du monde sciemment, pour ne pas lasser le lecteur, le faire suer et l'obliger à consulter le dictionnaire à toutes les pages. De plus, je m’adresse à la majorité de gens simples, modérément instruits et non à nos rares savants qui n’ont nul besoin de mes lumières. J’écris tout net, en évitant toute recherche d’effet littéraire. La littérature, il est vrai, suppose des expressions d’érudits, des styles étudiés et une élaboration complexe des textes. Comme telle, elle ne peut viser qu’une minorité de grands intellectuels. Ce qui n’est pas mon désir. La lecture est un délassement ; même une lecture instructive où l’on apprend quelque chose doit être facile à désirer. La littérature, c’était ma vie. Je lisais beaucoup, j’essayais de comprendre, j’ai compris.
Vous avez marqué la décennie 1970-1980 par la publication de plusieurs romans et les années 1990- 1995 par des chroniques de presse Lettres de Kabylie. Après cette période prolifique, vous vous êtes tu. Pourquoi ?
La disparition de la Sned et progressivement de l’Enal, a rendu difficile toute réimpression. Les offres qui m’ont été soumises par d’autres organismes ne m’ont pas intéressé. Comme je ne voyage plus, j’ai perdu contact avec les éditions. De plus, le monde éditorial a été très perturbé par l’influence de tendances politiques des écrivains. Ce qui me chagrine et m’enlève l’envie de me faire rééditer. Des difficultés, dissensions et mésententes ont opposé des organismes qui détiennent certains pouvoirs aux écrivains et journalistes. Ces désaccords, et quelquefois disputes, m’ont affecté et choqué au point que j’ai décidé de m’en tenir le plus loin possible, donc de cesser d'écrire. Car, partisan de l’entente et de l’union des Algériens, je m’efforce de rester franc, un « saheb lehna », un ami de la paix, de la tranquillité. Je me sens ulcéré par certains excès dans le dialogue autorités-journalistes et écrivains, au point que si j’écrivais encore, je ne pourrais m’empêcher de déverser mon fiel à mon tour. Je me suis tu, aussi, parce que j’ai été repris par les travaux champêtres. Je n’ai jamais demandé conseil à quiconque pour écrire, même quand j’étais à Alger. J’ai écrit librement alors qu’actuellement je vois ce qui se passe. Il y a des livres insignifiants et l’on en fait des best-sellers et il y a des livres qui sont écartés pour des raisons injustes, inexplicables. C’est ce qui m’a découragé. J’ai arrêté parce que j’ai retrouvé mes promenades et mes travaux dans les champs. C’était plus agréable, plus facile pour moi de descendre à la rivière, de greffer, de piocher un peu, de m’allonger au soleil et à l’ombre selon les jours que d’écrire.
Est-ce à dire que ces délices champêtres vous manquaient lorsque vous écriviez ?
Ça me manquait un peu. Mais c’est plus complexe que ça. Il m’est arrivé d’écrire alors que je travaillais dans les champs. Tiferzizouith ou le parfum de la mélisse, je l’ai pensé dans ma tête avec tellement de précisions que l’écriture venait facilement. Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément, c’est Voltaire qui l’a dit.
Vous avez quitté le pays dès l’indépendance pour la France, en Indre et Loire et vous en êtes revenu vingt ans après. Etiez-vous encore en France lorsque votre premier roman La maison au bout des champs est paru à la Sned en 1979 ?
J’ai vécu toute la guerre ici dans ce village, Tassaft Ouguemmoune, du colonel Amirouche. J’étais citoyen français. Mon père était citoyen français de son temps. Car, pour prétendre entrer à l’école normale de Bouzareah, il fallait être citoyen français et c’est ainsi qu’il a demandé la nationalité française. C’est ce qui m’a facilité le départ en France en 1963. À cette date, il n’y avait pas d’école sérieuse et je tenais à instruire mes quatre enfants. Je suis resté vingt ans en Indre et Loire, au centre de la France pour instruire mes enfants et bien sûr j’ai travaillé dans le contentieux des assurances des hôpitaux. Je me suis mis à écrire petit à petit. J’avais la nostalgie du pays. Mais je n’ai pas adressé mes écrits à un éditeur français. C’est quand j’ai décidé de revenir au pays que j’ai pensé qu’il faudrait mieux faire rentrer un livre en guise de présentation, de retour, et surtout pour démontrer que j’avais vécu la guerre de libération, ici, au village. C’était le roman La maison au bout des champs. C’était pour tranquilliser les gens, qu’ils ne se disent pas que c’est un roumi. J’ai vécu toutes les années de guerre ici au village et je l’ai démontré par une exactitude des faits. La maison d’édition, la Sned, a accepté mon roman sans problème, il n’y avait rien à corriger. Après sa publication en 1979, je suis rentré. Les journaux parlaient de mon roman. C’était en 1980. J’ai envoyé le manuscrit d’Indre et Loire à Alger. Par la suite, j’ai fait la connaissance des responsables de la Sned. J’ai édité La maison au bout des champs en 1979, je suis rentré au pays en 1980, une fois que le roman a été bien reçu par la presse. Il n’y avait que Tahar Djaout qui m’a critiqué. Il n’a pas aimé le roman. Je l’ai rencontré pour la première fois au siège des éditions de la Sned, à Alger. Nous ne nous connaissions pas. Nous avons été présentés. Nous sommes devenus de très bons amis.
Quel a été l’élément déclencheur de votre passion pour l’écriture?
La source, je la tiens de mon père Mohand Améziane. Alors directeur d’école, il écrivait déjà dans La Voix des humbles, la revue des instituteurs indigènes de l’époque. Il avait une grande renommée. Il signait sous le pseudonyme de Wah Young comme un chinois. Il voulait se cacher, mais c’était clair comme le jour. Mon père m’a fait aimer la lecture, il m’obligeait à lire, à lui expliquer ce que j’avais lu dans le détail.
Hormis La maison au bout des champs, aviez-vous écrit tous les autres romans, ici, à Tassaft Ouguemoune ?
Non. Les conquérants au Parc Rouge, je l’avais commencé en France ; je l’ai complété et corrigé ici, au village. La maison au bout des champs a un caractère symbolique. Celui de la maison isolée, au bout du village, que l’on ne voit pas souvent mais qui a une grande importance. C'est celle d'une famille pauvre, ignorée par les riches, mais qui vit dans la propreté, le courage et le dévouement qui la rendent en réalité très respectable. C’est une maison qu’on ne voit pas, dont on ne parle pas alors qu’elle est d’une honnêteté, d’une respectabilité exemplaire. C’est pour cela que j’ai situé le refuge des Djounouds dans cette maison à l’écart, au bout des champs, négligée alors qu’elle est plus valable que toutes celles des nantis. C’est là l’esprit de ce roman.
En lisant Les conquérants au Parc Rouge et Ce mal des siècles, le lecteur se dit que vous avez vécu la situation, cet hôtel de Montreuil où s’entassent les émigrés du continent africain. Aviez-vous vécu cette émigration ? Comment cette réalité de l’émigration a-t-elle nourri votre écriture?
J’ai effectivement vécu tout près de l’hôtel du Parc Rouge dont je connaissais et rencontrais quelques clients dans leurs chambres. Ces derniers me renseignaient sur leur existence ; ce qui rend le récit très proche de la vérité. C’est donc ainsi que j’ai vécu l'émigration, mais en marge des points et des moments «chauds», puisque ma formation intellectuelle, ma domiciliation et mes préoccupations m’éloignaient de la véritable existence des exilés. Mais, je l’ai observée. Il n’y a que de grandes vérités. Ce n’était pas l’avis de Christiane Chaulet Achour qui a mal lu le roman. Pour elle, j’exploitais une mésentente franco-algérienne pour finir par dire qu’elle se réconciliait. Elle a cultivé le brouillage. Non, j’avais effectivement des amis, des immigrés qui travaillaient à l’usine, dormaient à l’hôtel du Parc Rouge. Je connaissais Mme Léon, la patronne, M. Albert son compagnon. J’allais prendre un pot de temps à autre avec eux et écouter les petites histoires, les chroniques de la vie de cet hôtel.
Briki, le personnage de Les conquérants au Parc Rouge, c’est un peu, vous, non ?
Ah ! Non ! Briki ce n’est pas moi. Moi je suis le descripteur, l’interprète de ce que je voyais et entendais. Je ne suis pas dans le roman. Peut-être inconsciemment. Quand on écrit, parfois, on parle de ses impressions personnelles tout en croyant parler des impressions de tel ou tel personnage.
Dans cet hôtel, vous décrivez l’Afrique expatriée…
Toute l’Afrique. Le personnage Djoumka, le noir, a réellement existé. Nous lui demandions souvent : « Allez Djoumka, joue-nous un peu de musique » Il allait dans sa chambre et faisait résonner l’instrument. Il ne savait pas jouer en vérité. Malgré la tragédie de la situation que je décris, je trouve toujours moyen d’accrocher un vieux Djoumka qui fait rire, une Mme Léon qui répétait «Ce n’est pas malheureux tout ça ! Avec tous ces impôts et la TVA maintenant !» L’expression, pour moi, est l’essentiel. Pour se faire lire et comprendre, il faut écrire simple. Pour défatiguer le lecteur, il faut toujours introduire des anecdotes, de l’humour. Quand un émigré demandait une place à l’hôtel du Parc Rouge à Mme Léon, elle l’écoutait d’abord, jaugeait si c’était possible de lui soutirer quelque avantage, sinon elle lui promettait d’en parler à M. Albert « un de ces jours ». Si le nouveau venu voit M. Albert, ce sont les mêmes réponses.
De tous les romans que vous avez écrits, selon les critiques, le plus abouti est Tiferzizouith ou le parfum de la mélisse. Quel est votre avis ?
Le meilleur, je crois. Ça dépend, ils ne sont pas du même genre. Ce mal des siècles parle du racisme ; Les conquérants au Parc Rouge traite en vérité du colonialisme. Les racistes français appelaient les émigrés « Les conquérants » en souvenir des conquêtes arabes. Quand ils voyaient un nouveau venu étranger débarquer dans le quartier, un Kabyle ou un Arabe, ils disaient «Voilà encore un conquérant !». C’est ce qui m’a donné l’idée du titre Les conquérants au Parc Rouge. Dans ce roman, j’ai démontré que ces «Conquérants» étaient des gens très doux, très courageux. J’ai insisté pour démontrer que c’était des gens normaux.
Peut-on dire que Tiferzizwit ou le parfum de la Mélisse est votre roman phare?
Ce roman, je l’ai pensé et écrit dans mon cœur, à chaud, au cœur de la guerre d’Algérie que j’ai entièrement vécue dans mon village, qui est celui du glorieux colonel Amirouche. Ce roman, c’est donc notre guerre vécue sur ses lieux de son déroulement, vue de l’intérieur de la Kabylie et « du dedans des esprits », non de loin ou par l'intermédiaire de journaux ou de récits postérieurs plus au moins fantaisistes. Ayant vécu au cœur de la tourmente, j’ai pu observer mes compatriotes, surtout les humbles, noter leurs misères et bonheurs, sentir leurs émotions, mesurer leurs révoltes, leurs combats, leurs lassitudes et déprimes, leurs espérances et sursauts. Mes personnages, Hand, le vieux berger, Driss et Maha, deux jeunes anonymes, se révélaient des guerriers accomplis, modulables et admirables. Ce livre, je l’ai écrit avec le désir de montrer le vrai visage de la Kabylie, cette région montagneuse, boisée et herbue qui embaume en toutes saisons. Son parfum dominant ne peut être pour moi, fils du Djurdjura, que le plus précieux, celui de la mélisse ou citronnelle appelée Tiferzizwith pour deux raisons : d’abord parce qu’elle est appréciée par les abeilles, son parfum est vraiment aimable ; ensuite parce que ses feuilles ont des nervures qui les font ressembler aux ailes des abeilles. Donc cette œuvre est mon chant d’amour offert à ma région natale, la Kabylie, partie remarquable de ma patrie l’Algérie.
Ce texte Tiferzizouith… l’avez-vous conçu comme un roman écologique ? Il fait l’éloge de la nature, des plantes, des sources, des arbres…
Tout se tient et s’entre – pénètre dans l’existence. Dans mon œuvre Tiferzizwith…, je me suis attaché à décrire un genre de vie, la vie rurale, à rapporter des qualités humaines, travail, sagesse, courage…, à décrire des aspects plaisants, des composantes prenantes de la nature, mais sur le mode poétique, sans insister sur leur rôle écologique. J’ai voulu qu’on y trouve surtout une «sociologie» élargie où l’on rencontre l’ethnographie, la démographie, et puisque vous le voulez, l’écologie. Je ne peux pas m’en empêcher. J’aime beaucoup la nature. À chaque occasion qui m’est donnée, je la célèbre, même en pleine guerre.
Un écrivain vert ?
Je ne peux pas oublier la nature. Il faut vous dire que j’étais un grand chasseur. Je suis descendu et ai remonté au moins une vingtaine de fois chacun de tous les ravins à dix kilomètres alentour de ma maison. J’aimais l’agriculture noble, tailler les arbres fruitiers, j’aimais greffer. Dans ma musette de chasseur, il y avait toujours une petite scie pour la greffe. Je vois un pied d’olivier sauvage ou de merisier qui mérite d’être greffé, je ne peux m’en retenir. Je suis certain qu’il y a beaucoup de gens de chez moi qui ont mangé des cerises ignorant qu’elles venaient de mon travail. Je ne peux pas dissocier ma vie de la nature. Dans tous mes livres, dans le moindre de mes articles et chroniques Lettres de Kabylie, il est rare que je ne revienne pas sur une description d’un paysage familier. Il y a beaucoup d’écologie prenante, tellement prenante qu’elle a inspiré Aït Menguellet et pas seulement, des poètes du monde entier. Mais, pour moi, il s’agit d’une écologie spéciale : une écologie des pierres, des ravins, des pics inaccessibles ; ce n’est point l’écologie des jardins odorants.
Avez-vous été influencé par Jean Giono (1895 -1970), le chantre de la Haute-Provence avec Regain, Le grand Troupeau, … ?
Les romans de Giono étaient mes livres de chevet. Lui aussi écrivait de manière facile. Je n’ai pas essayé de l’imiter, mais je l’ai tellement aimé que certainement, sans le vouloir, je l’ai un peu imité.
Dans les anthologies consacrées à la littérature algérienne, vous êtes classé parmi d'autres auteurs sous la rubrique Les écrivains du terroir… Vous reconnaissez-vous comme tel ?
C’est Christiane Chaulet Achour dans son dictionnaire qui m’a catégorisé ainsi. Je lui ai répondu : « Vous m’avez traité d’écrivain du terroir, je répondrai premièrement qu’écrire sur le terroir, ce n’est pas démériter, on est obligé de décrire ce qui nous entoure ; moi ce qui m’entoure c’est la Kabylie et j’ai décrit la Kabylie. Deuxièmement, lui ai-je dit, je ne suis pas que cela : Ce mal des siècles peut-on le traiter de folklore ? Les conquérants au Parc Rouge est-elle une œuvre folklorique ? J’ai écrit au sujet des Hauts-Plateaux. Là où je traite du terroir, je veille à évoquer les « vues extérieures » qui ne concernent pas uniquement un seul coin de terre. Mais est-ce que tout le monde le remarque ? Dans mes expressions, une description de la nature que je fais ici peut se retrouver ailleurs. La démographie ne saurait tenir dans le seul terroir, ni la sociologie, ni la philosophie que mes œuvres évoquent amplement. Par ailleurs, Ce mal des siècles relatant des événements ayant eu pour théâtre un pays étranger, loin de la Kabylie et de l'Algérie, ne peut être considéré comme une œuvre du terroir. J’y ai disséqué le racisme, mal de tous les temps et de tous les pays. Les conquérants du Parc Rouge décrit des quartiers de la région parisienne et rapporte des faits qui s’y sont déroulés. On y est loin du terroir. Il en est de même pour Itinéraires brûlants qui brosse les luttes de fidaïs dans la région de Dellys, comme j’ai évoqué d’autres luttes en d’autres lieux. Et la guerre d’Algérie, d’envergure internationale, ne relève pas du simple terroir. En ma qualité de lecteur-correcteur à la Sned, j'ai lu bon nombre de livres et j’ai constaté que certaines anthologies ne les jugeaient pas à leur valeur réelle.
Dans votre œuvre romanesque, le retour au passé est constant. Une fuite de la réalité du présent ?
J’ai écrit sur le passé avec beaucoup d’appréhensions là où j’étais obligé vraiment de revenir sur le passé. J’ai voulu qu’on sache tout de même que les paysans d’antan, bien qu’ils n’aient pas eu de ressources, pouvaient vivre sur cette terre par leur seul travail, par leur seul labeur. Ils plantaient, ils greffaient, ils taillaient même les chênes pour avoir des glands assez gros pour pouvoir les moudre et en faire de la farine comestible. Là où c’est nécessaire, je reviens sur le passé, là où ce n’est pas nécessaire, j’évite.
Y a-t-il un lien entre vos chroniques Lettres de Kabylie et vos romans ?
Il y a un rapport très net. Toute ce que je n’ai pas osé écrire dans un livre qui reste en permanence à la portée de tous mes amis et de mes ennemis surtout, tout ce que j’ai voulu y éviter, je l’ai écrit dans mes lettres. Une manière d’être en accord avec moi-même. Ces piges que je choisissais librement m’ont permis de préciser, de compléter, de renforcer, sans le dire explicitement, certains passages de mes livres où je ne pouvais trop insister sans nuire au suivi de mon texte. Ainsi, j’ai pu présenter des personnages curieux et sérieux, décrire des scènes de fêtes, exposer des pensées intimes, expliquer des mots de philosophes et de grands hommes. J’y ai développé des adages de chez nous. J’ai pu y décrire longuement des sites esquissés dans mes œuvres : « Mon ruisseau», «L'olivier bossu» «La route de Granite», «Nos frères», «Le mensonge de l’étoile», «Billet de retour»…etc.
Vous aimez évoquer votre première rencontre avec Mouloud Mammeri à Alger…
Je l’ai connu en 1946. J’avais loué, avec un camarade, une chambre à l’hôtel National, sis au carrefour de la rue d’Isly et la rue Rovigo. Mammeri y avait lui aussi sa chambre, il était professeur à Ben-Aknoun. Il aimait cuisiner ; il aimait surtout préparer du thé à toute heure et il écrivait. Nous avions fait connaissance, il nous invitait à dîner, à déguster son thé, on discutait. À chaque fois qu’il terminait un chapitre de son manuscrit, il me le donnait en me disant « Lis-le sérieusement et fais-moi un rapport sur ce que tu en penses » J’ai été ainsi le premier à lire en manuscrit avec l’encre toute fraîche encore La colline oubliée. C’est un épisode de ma vie qui m’a encouragé à écrire moi aussi.
Dans une époque plus récente, comment aviez-vous accueilli les romans de Tahar Djaout ?
Tahar Djaout était compliqué. Il était tellement compliqué que je ne l’ai pas bien compris.
Est-ce que vous sous reconnaissez dans un mouvement littéraire ?
Je n’appartiens à personne. J’ai l’impression d’avoir ignoré toutes les écoles, toutes les tendances, même celles que j’aime, même celles que j’admire. Je n’ai pas essayé d’en tenir compte dans mes écrits. Sinon, inconsciemment. Comme j’ai beaucoup lu, il se peut, sans m’en douter, que j’ai mémorisé telle façon de présenter quelque chose…
Vous revenez sur la scène littéraire avec un nouveau roman L’Aigle du rocher…
Oui, ce roman s’appelle L’Aigle du rocher (Ed. ENAG, 2012). C’est une histoire d’un aigle du Djurdjura. Ce sont mes petits-enfants qui, nés en France, ne connaissent pas bien la Kabylie. Ce sont eux qui m’ont demandé d’écrire pour leur faire connaître la Kabylie. J’ai réfléchi et je me suis dit que je ne pouvais pas leur faire une description classique de la région. J’ai alors imaginé l’histoire d'un aigle du Djurdjura qui plane, se bagarre avec d’autres rapaces, agrippe des marcassins, des lièvres, qui voyage, qui connaît les villages, les rivières, les routes, et je le fais parler comme un être humain. Je le fais parler avec d’autres oiseaux, d’autres animaux, le chacal, le sanglier …
Un conte ?
Plus qu’un conte, un symbole.
Rachid MOKHTARI, L'EST REPUBLICAIN.
Mercredi, 13 avril 2016
14:00 Publié dans Personnalités du village | Lien permanent | Commentaires (0)